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Recherche antidopage : la grande course

Recherche antidopage : la grande course

16.09.2015, par
Mis à jour le 22.07.2022
The Program
«The Program» retrace le parcours de Lance Armstrong (ici interprété par Ben Foster), star du Tour de France de 1999 à 2005 après avoir vaincu un cancer des testicules. De la gloire aux aveux de dopage.
L'arrivée du Tour de France, c'est ce dimanche ! L'occasion de (re)lire notre interview sur le dépistage et la "prédiction" des performances anormales, avec une analyse du biopic sur Lance Armstrong sorti au cinéma en septembre 2015. Nous avions emmené le biologiste Xavier Bigard le voir en avant-première.

Dans le film « The Program » (Stephen Frears, 2015), Lance Armstrong, qui sera au final sept fois vainqueur du Tour, martèle aux journalistes qu’il n’a « jamais été contrôlé positif à un produit dopant ». S’il existait des contrôles à l’époque, pourquoi n’a-t-il jamais été pris la main dans le sac ?
Xavier Bigard1 :
En ce qui concerne la substance la plus en vue dans cette affaire, l’EPOFermerAbréviation d’érythropoïétine. C’est une hormone, facteur de croissance des précurseurs des globules rouges (ou érythrocyte), qui entraîne une augmentation de leur nombre dans le sang. Naturellement fabriquée par le corps, elle existe aussi sous forme synthétique utilisée pour certaines pathologies, notamment en cas d’insuffisance rénale., il n’existait pas encore de dépistage direct. C’est-à-dire de détection de l’EPO synthétique que les sportifs s’injectaient pour faire grimper leur production de globules rouges. On ne disposait que d’un test indirect, qui était vraiment un pis-aller, à savoir la mesure de l’hématocriteFermerVolume occupé par les globules rouges par rapport à la quantité de sang total (les globules rouges plus le plasma).. Les physiologistes savent que, chez les cyclistes entraînés et non dopés, il devrait osciller autour de 38 % seulement2. Mais la valeur critique fut fixée à 50 % pour éviter les faux positifs. Alors, quand on entendait les coureurs venir au micro clamer qu’ils étaient au-dessus de tout soupçon parce qu’ils avaient un hématocrite de 49,5 %, on savait qu’ils se moquaient du monde ! Dans The Program, il y a une scène où Armstrong s’arrange pour être à 49,9 % juste avant un contrôle…

Cette scène est emblématique de la facilité avec laquelle les cyclistes se jouaient d’une lutte antidopage encore balbutiante : le contrôleur frappe à la porte de la caravane et le coach d’Armstrong le fait poireauter dehors pour laisser à son coureur le temps de se faire une transfusion à la hussarde…
X. B. :
Oui, dans le film, il se fait une transfusion massive, sans doute de soluté glucosé, pour induire une hémodilution (dilution du sang) et faire baisser son hématocrite. C’est efficace mais tout de même risqué quant à la redistribution des fluides dans l’organisme. Aujourd’hui, une telle scène ne pourrait pas se produire. D’abord parce que le règlement permet d’escorter le sportif dès la ligne d’arrivée pour l’emmener se faire prélever sous l’œil des contrôleurs. Et ensuite parce qu’il existe maintenant un test de dépistage direct de l’EPO synthétique.

 

 

Ce test de dépistage de l’EPO synthétique a été mis un point par un laboratoire français, n’est-ce pas ?
X. B. :
Oui, un test de dépistage a été mis au point au début des années 2000 par le Laboratoire national de détection du dopage (LNDD) de Châtenay-Malabry, un établissement public. Il a ensuite fallu le temps qu’il soit validé au niveau international par l’Agence mondiale antidopage (AMA), puis que les procédures de contrôle soient mises en place. Ce test fut une énorme avancée dans la course contre le dopage à laquelle tous les pays participent. Auparavant, on ne savait pas distinguer l’EPO synthétique, médicament disponible en pharmacie, de l’EPO naturelle, produite par l’organisme. Le test permet de détecter dans les urines des séquences d’acides aminés spécifiques de ces médicaments bien connus, biochimiquement parlant. Mais des produits importés, souvent en provenance d’Asie, dont la séquence d’acides aminés est modifiée, obligent à actualiser les tests en permanence.

Si les agences
avaient les moyens
de contrôler tous
les sportifs tous
les jours, il n’y
aurait sans doute
plus de dopage.

La recherche progresse, mais il y a aussi un jeu du gendarme et du voleur contre lequel elle ne peut rien…
X. B. :
Oui, par exemple, les sportifs dopés savent qu’en utilisant des microdoses d’EPO, la fenêtre de détection des tests n’est que de quelques heures (contre environ 48 heures avec les doses que devait prendre Lance Armstrong). Il leur suffit donc de se piquer le soir puisque les contrôles ne sont pas autorisés entre 21 heures et 6 heures du matin. Les textes 2015 du code mondial antidopage rédigé par l'AMA devraient permettre d’intervenir à n’importe quelle heure, mais en pratique cela dépendra de la façon dont ils seront transposés dans les droits propres à chaque pays. Il y a aussi un réel problème de budget : si les agences avaient les moyens de contrôler tous les sportifs tous les jours, il n’y aurait sans doute plus de dopage.

Si les dopeurs trouvent une parade dès la mise au point d’un test, le dépistage a toujours un métro de retard, non ?
X. B. : Les dopeurs vont beaucoup plus vite que la recherche et que la machine administrative qui met les tests en place, c’est un fait. Mais j’ai la conviction que le dopage a baissé par rapport aux années Armstrong car, à l’époque, les coureurs savaient qu’il n’existait pas – ou peu – de moyens de détection. Et il y a peut-être aussi beaucoup de fantasmes à ce sujet… Par exemple, l’aicarFermerMolécule de synthèse qui permet d'activer un complexe enzymatique ubiquitaire dans l'organisme, à l'orgine de l'augmentation de la densité de mitochondries dans les muscles, ce qui augmente la capacité à utiliser le glucose et les acides gras. et le GW1516FermerMolécule de synthèse développée pendant quelques années par GlaxoSmithKline pour lutter contre l'obésité., substances qui modifient l’expression des gènes sans toutefois relever du dopage génétiqueFermerTransfert de gènes par des vecteurs viraux, ou de cellules souches manipulées, dans le but d’augmenter la performance sportive., font beaucoup bruit dans la presse car on peut en acheter en deux clics sur le Net. Pourtant, depuis la mise au point de tests de dépistage pour ces deux produits, entre 2010 et 20123, on n’a trouvé aucun cas de dopage pour le premier et seulement quatre ou cinq pour le second. Et le dépistage n’est pas toujours si en retard que vous le dites : lors des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014, des athlètes russes ont été soupçonnés de se doper au xénon, un gaz rare utilisé en anesthésie et capable d’induire la production d’EPO. En février 2014, les premières informations ont filtré ; dès avril, un test urinaire était mis au point4, suivi d’un test sanguin en septembre. Ils furent validés à l’automne 2014 par l’AMA et le xénon fut aussitôt inscrit dans la liste des substances interdites.

The Program
Séance de transfusion avec Floyd Landis (Jesse Plemons, à gauche), choisi pour intégrer l'équipe d'Armstrong (Ben Foster) et son fameux «programme».
The Program
Séance de transfusion avec Floyd Landis (Jesse Plemons, à gauche), choisi pour intégrer l'équipe d'Armstrong (Ben Foster) et son fameux «programme».

Que sait-on détecter et quelles substances résistent encore aux efforts des chercheurs ?
X. B. : Plus de 300 substances (anabolisants, hormone de croissance, stimulants, narcotiques, cannabinoïdes, glucocorticoïdes, etc.) interdites sont détectables. Parmi elles, corticoïdes et stéroïdes semblent les plus utilisées. En cyclisme, les principaux dopants ont pour but d’augmenter les capacités de transport de l’oxygène dans le sang, et donc le nombre de globules rouges. Il s’agit de l’EPO, des stabilisateurs de HIF-1FermerMolécule complexe de l'organisme impliquée dans la transcritpion de gènes cibles, dont l'EPO. Des produits pharmaceutiques stabilisateurs permettent de favoriser leur action de transcription., et des autotransfusionsFermerTransfusions de sang autologue. En pratique, une autotransfusion consiste à se transfuser son propre sang, qui a été prélevé auparavant.. Pour l’EPO, la détection directe est fiable à 80 % environ. Pour les stabilisateurs de HIF-1, on atteint 100 %. En revanche, on ne sait pas détecter de manière directe les autotransfusions, c’est l’un des sujets de recherche les plus délicats dans le domaine de la lutte antidopage. On a essayé différentes approches, comme la recherche de composés synthétiques issus des poches en plastique contenant le sang, ou des marqueurs du vieillissement des globules rouges, mais rien ne marche.

Face aux limites du dépistage, le film montre le rôle du renseignement, des aveux et de l’enquête du journaliste anglais. Aujourd’hui, la recherche permet elle-aussi  d’identifier les sportifs dits à risque et même de les sanctionner. Comment cela marche-t-il ?
X. B. :
L’une des méthodes utilisées est le passeport biologique, inauguré en 2008 en cyclisme. Il consiste à définir les variations considérées comme normales pour certaines données biologiques d’un individu, par exemple celles liées à la capacité de transport d’oxygène du sang. Pour cela, il faut d’abord disposer de beaucoup de mesures (une vingtaine à une trentaine sur deux ans), en conditions physiologiques normales, pour cet individu-là. On en tire alors une courbe de variation qui permettra d’évaluer les futurs prélèvements : se trouvent-ils hors de la zone « normale » de la courbe ?

On ne sait pas
détecter de
manière directe les
autotransfusions,
c’est l’un des sujets
de recherche
les plus délicats
dans la lutte
antidopage.

C’est un outil de prédiction statistique. Mais ensuite, il faut des preuves tangibles. Si une valeur est jugée anormale, il faut prouver qu’elle n’est pas liée à une pathologie ni à des conditions physiologiques particulières (déshydratation passagère, séjour en altitude ou dans une tente à hypoxieFermerChambre qui permet de créer un environnement simulant l’altitude où les apports en oxygène sont inférieurs aux besoins tissulaires. Elle provoque une diminution de la quantité d’oxygène distribuée par le sang aux tissus (hypoxie) et stimule, en réaction, la fabrication de globules rouges., etc.). Enfin, les experts scientifiques doivent aussi définir le protocole de dopage précis qui aurait permis d’aboutir à la valeur suspecte. Depuis 2009, seuls une cinquantaine de sportifs ont été ainsi sanctionnés, sans détection directe de substances dans leurs prélèvements. Quand ces procédures, très lourdes, n’aboutissent pas, elles permettent au moins de détecter les sportifs « à risque », de les contrôler plus souvent et d’orienter les tests sur certaines substances afin d’obtenir ensuite une preuve directe. Le passeport biologique est aussi un outil très dissuasif pour ceux qui se savent suivis…

Lors du dernier Tour de France, Chris Froome a été la cible de nombreuses accusations, ses performances étaient jugées surhumaines. Un biomécanicien du CNRS propose d’identifier les performances suspectes…
X. B. : Oui, comme pour le passeport biologique, on établit une sorte de courbe de performance pour un sportif. Et si ses résultats lors d’une course sortent de l’espace de variation « normal », il y aura suspicion de dopage. C’est ce qu’essaie de faire Patrick Lacouture, de l’Institut PPrime5 du CNRS, dont nous avons financé la plateforme cycliste installée au Futuroscope. Il mesure la puissance appliquée sur les pédales, et sur différentes parties du vélo, par un cycliste, en fonction de son poids et de sa gestuelle. Plus le ratio puissance/poids corporel est élevé, plus le cycliste est performant (puisque pour ce sport, il faut déplacer son propre poids). Mais on ne pourra pas se contenter de dire : « Développer 7 watts par kilogramme, c’est impossible, vous êtes dopé ! » Comme pour le passeport biologique, il faudrait montrer que le saut de performance n’est pas lié à des facteurs extérieurs (meilleure préparation physique, meilleure nutrition, etc.). Et surtout, il faudrait pouvoir dire à quel produit interdit, et selon quel protocole, il serait dû. Or rien ne permet d’établir une relation directe entre une substance et une performance : par exemple, à l’heure actuelle, on ne sait même pas estimer combien de masse musculaire une personne développe à coup sûr avec le meilleur programme de musculation possible, en tant de mois, et en étant la plus réceptive possible. Tandis qu’à l’échelle biologique, il existe un lien direct, connu et mesurable, entre ce qu’on mesure (quantité de globules rouges, concentration d’hémoglobine, etc.) et l’effet des substances chimiques dopantes.

Donc, si on mettait au point une sorte de passeport biomécanique, déclinaison du passeport biologique, il serait très limité…
X. B. :
Un tel outil, fondé sur la mesure biomécanique de la performance, ne sera jamais plus qu’un outil complémentaire. Obtenir une vision générale de la puissance développée par le corps, au cours d’un exercice physique, est une très bonne chose. Cela pourra orienter les contrôles vers les sportifs à risque, et c’est déjà là un progrès considérable. Mais ce ne sera sans doute jamais une preuve, même indirecte, de dopage.

The Program
Michele Ferrari (Guillaume Canet), le médecin peu scrupuleux d’Armstrong.
The Program
Michele Ferrari (Guillaume Canet), le médecin peu scrupuleux d’Armstrong.

La recherche aide à lutter contre le dopage, mais le dopage profite aussi de la recherche : les dopés sont des « suceurs de roue » ! On le voit dans le film quand le docteur Michele Ferrari, qui s’occupe d’Armstrong, assiste à un colloque de biologie. Cela se passe-t-il encore ainsi ?
X. B. : Oui, le sportif a autour de lui des médecins et des biologistes qui font une veille scientifique. On sait que, fin 2008, ils ont lu avec attention un article publié dans Cell qui s’achevait sur une conclusion provocatrice : elle disait que l’aicar et le GW1516 permettaient de reproduire les effets de l’entraînement ! Les souris dites marathoniennes de l’expérience avaient une modification notable de leurs fibres musculaires et ne grossissaient pas malgré une alimentation hypercalorique. L’aicar n’était jusqu’alors utilisée qu’en biologie expérimentale sur des rongeurs dans un but qui n’a rien à voir avec la performance physique6. Mais on sait très bien qu’après cette publication il a été utilisé comme dopant, malgré l’absence d’essai thérapeutique chez l’humain, au contraire de médicaments comme l’EPO. Si des biologistes ou des médecins donnent de l’aicar à des sportifs, ils font vraiment preuve d’inconscience et s'affranchissent de toutes les règles de déontologie. L’exemple est encore plus caricatural s'ils donnent du GW1516 : développé dans un but médical par GlaxoSmithKline, ses essais thérapeutiques furent stoppés il y a deux ou trois ans suite à la découverte de graves effets secondaires…

Comment financez-vous la recherche dans cette lutte antidopage ?
X. B. :
Au niveau français, l’AFLD lance un appel d’offres annuel ouvert à tous les laboratoires publics, notamment à ceux du CNRS et des universités. Elle finance une dizaine de projets de recherche par an. C’est le cas des travaux très fondamentaux de Gillian Butler-Browne et Vincent Mouly, de l’Institut de recherche en myologie7, qui portent sur les facteurs de croissance musculaire. De son côté, l’AMA subventionne chaque année une trentaine de projets de recherche dans le monde pour un total de 3,5 millions de dollars.

Vous insistez souvent sur le fait que le dopage concerne tous les sports et qu’il ne faut pas stigmatiser le cyclisme…
X. B. :
Absolument. Ce sport est maintenant catalogué, alors que, depuis les gros scandales, l’Union cycliste internationale (UCI) a été très avant-gardiste et a mis en place une politique de contrôle courageuse et très transparente sur les cas avérés de dopage chez ses athlètes.

Tandis que d’autres fédérations sportives, pour éviter une mauvaise publicité, ne sont pas aussi transparentes, c’est ça ?
X. B. :
Joker…

Notes
  • 1. Xavier Bigard est conseiller scientifique de l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD).
  • 2. La valeur normale de l’hématocrite est de 40 à 52 % pour un homme et de 37 à 46 % pour une femme. Mais la pratique d’un exercice intense et prolongé provoque une hémodilution (dilution du sang) chez les sportifs en récupération.
  • 3. Par le Deutsche Sporthochschule de Cologne (Allemagne).
  • 4. Par le Deutsche Sporthochschule de Cologne (Allemagne).
  • 5. Institut P’ (ou PPrime) : Recherche et ingénierie pour les transports et l’environnement.
  • 6. Cette molécule est utilisée afin d’activer un complexe enzymatique essentiel pour les réponses du métabolisme énergétique.
  • 7. Association loi 1901, fondée par AFM-Téléthon et Généthon, partenaire de : CNRS, AP-HP, CEA, Inserm, UPMC. C’est une Formations de recherche en évolution (FRE) du CNRS.
Aller plus loin

Coulisses

« Aujourd’hui, les sportifs doivent annoncer au moins 48 heures à l’avance, sur une plateforme informatique, leur géolocalisation quotidienne et s’y trouver au moins 2 heures par jour. Certains en changent au dernier moment et choisissent un lieu reculé où ils savent que les contrôleurs ne viendront pas, ou pas à temps… », Xavier Bigard.

Auteur

Charline Zeitoun

Journaliste scientifique, autrice jeunesse et directrice de collection (une vingtaine de livres publiés chez Fleurus, Mango et Millepages).

Formation initiale : DEA de mécanique des fluides + diplômes en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.
Plus récemment : des masterclass et des stages en écriture de scénario.
 

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