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Marathon : dompter la résistance de l’air

Dossier
Paru le 28.03.2024
Sport et science, l’union fait la force

Marathon : dompter la résistance de l’air

04.09.2023, par
Le Kenyan Eliud Kipchoge (en blanc), détenteur du record du monde, tente de courir un marathon en moins de deux heures lors d'une course expérimentale à Vienne, en mai 2019.
Une équipe de chercheurs s’est penchée sur les gains procurés par l’effet d’aspiration dont bénéficie un coureur de marathon précédé d’un « lièvre ».

En mai 2019, le Kenyan Eliud Kipchoge courait les 42 kilomètres du marathon en 1 heure, 59 minutes et 40 secondes. Jamais un athlète n’était passé sous la barre des deux heures. Cette course, appelée INEOS 1:59 Challenge, était une démonstration sportive atypique. En effet, le double champion olympique n’y avait pas d’adversaire et certains aménagements avaient été apportés afin de lui permettre d’aller jusqu’au bout de ses capacités. Parmi ces aménagements, l’emploi de « lièvres » : sept athlètes couraient devant et derrière lui en se relayant tous les 5 kilomètres afin de lui marquer le pas et de lui offrir cet effet d’aspiration que connaissent si bien les cyclistes.

Performance : le diable dans les détails

« Si on examine les performances historiques au marathon, on voit qu’on est arrivés à un plateau, rappelle Christophe Bailly, chercheur au Laboratoire de mécanique des fluides et d'acoustique1. Ce que l’on cherche à présent, ce sont des gains marginaux : des détails qui, en s’additionnant, permettent de faire baisser le chrono. » Ainsi, chez les athlètes de très haut niveau, tous les éléments de la course, de l’entraînement et de l’hygiène de vie sont optimisés jusqu’à l’obsession. Alimentation, heures de sommeil, altitude lors des entraînements, matériaux des équipements sportifs, tout est bon pour gratter des secondes. Même l’expression faciale lors de la course ou encore le port de lunettes de soleil sont analysés par les équipes derrière les athlètes.

Pendant la course, un véhicule roulant à une vitesse constante et très précise précédait les coureurs et projetait un motif laser sur la route pour les guider.
Pendant la course, un véhicule roulant à une vitesse constante et très précise précédait les coureurs et projetait un motif laser sur la route pour les guider.

Un facteur de gain potentiel est la réduction de la force de traînée, la résistance que l’air oppose au coureur. « Lorsqu’on met un obstacle à l’écoulement de l’air autour d’un coureur, on crée une perturbation dans le champ de pression qui entraîne une petite réduction de la force de traînée », explique Christophe Bailly. Ainsi, un coureur qui en suit un autre bénéficie d’une sorte de bulle de pression qui réduit légèrement l’effort qu’il doit fournir pour vaincre la résistance de l’air. L’originalité de l’INEOS 1:59 Challenge est d’avoir fait appel à sept coureurs afin de maximiser cet avantage. Les co-équipiers de Kipchoge se plaçaient dans une configuration bien déterminée : cinq coureurs à l’avant du champion dans une disposition en flèche inversée et deux coureurs à l’arrière de chaque côté.

Eliud Kipchoge était entouré de sept coéquipiers : cinq à l'avant, qui ont formé une flèche inversée et deux derrière lui.
Eliud Kipchoge était entouré de sept coéquipiers : cinq à l'avant, qui ont formé une flèche inversée et deux derrière lui.

Comment les organisateurs de la course en sont-ils arrivés à cette configuration ? Impossible à dire puisqu’ils n’ont rien communiqué sur le sujet. Côté recherche scientifique, très peu d’études se sont intéressées à la résistance de l’air dans la course à pied. Les résultats disponibles portaient sur des configurations simples, avec tout au plus deux coureurs avançant l’un derrière l’autre. Pour Christophe Bailly et ses collaborateurs, il y avait là un déficit de recherche à combler.

Un dispositif expérimental inédit

Mais voilà, étudier une configuration complexe comme celle de la course de Kipchoge présentait un écueil : difficile de mettre en place un dispositif expérimental faisant appel à des vrais coureurs et permettant de faire des mesures dans des conditions de course réelle. Pour cela, Christophe Bailly et ses collègues ont imaginé une expérience mettant en jeu une soufflerie – un tunnel instrumenté dans lequel on fait passer un écoulement d’air – et des figurines de 17 centimètres de haut représentant les marathoniens. Les scientifiques comptaient ainsi mesurer l’avantage que ces meneurs apportent au coureur.

Les chercheurs ont réalisé des simulations en soufflerie, à l'aide de figurines, de la formation utilisée dans le cadre du défi INEOS 1:59.
Les chercheurs ont réalisé des simulations en soufflerie, à l'aide de figurines, de la formation utilisée dans le cadre du défi INEOS 1:59.

Les chercheurs étaient bien conscients des limites de cette expérience. Dans la soufflerie, c’est le vent qui soufflait sur les « coureurs ». De plus, les figurines étaient figées et ne permettaient pas de reproduire le balancement des bras et de jambes d’un athlète. A priori, on était bien loin de la dynamique d’une course à pied. Pourtant, en comparant les mesures de la force de traînée s’exerçant en soufflerie sur une, puis deux figurines, avec les résultats obtenus par d’autres chercheurs dans des conditions réelles, les chercheurs se sont aperçus que leur dispositif offrait une excellente approximation.

Il ne leur restait plus qu’à tester toutes les configurations imaginables. Parmi elles, celle employée par Eliud Kipchoge. Résultat : grâce à la disposition en flèche inversée, il a bénéficié d’une réduction de 50 % de la force de traînée. L’incidence sur le chrono ? 3 minutes et 33 secondes de moins sur les 42 kilomètres. Autrement dit, c’est bien la réorganisation de l’écoulement d’air et l’effet d’aspiration exercé par les « lièvres » qui lui a permis de descendre sous la barre des deux heures.
 

Ce schéma permet de comparer les gains de temps estimés pour quatre des configurations étudiées. De gauche à droite : un « lièvre » (point bleu) devant le champion (point rouge) ; la configuration en pointe de flèche, avec 6 meneurs (tentative d’Eliud Kipchoge avec Nike en 2017) ; l’efficace disposition en flèche inversée de 2019 ; et la configuration en espadon que les scientifiques préconisent pour un prochain essai.
Ce schéma permet de comparer les gains de temps estimés pour quatre des configurations étudiées. De gauche à droite : un « lièvre » (point bleu) devant le champion (point rouge) ; la configuration en pointe de flèche, avec 6 meneurs (tentative d’Eliud Kipchoge avec Nike en 2017) ; l’efficace disposition en flèche inversée de 2019 ; et la configuration en espadon que les scientifiques préconisent pour un prochain essai.

Des gains significatifs

Mais ce n’est pas tout. En jouant sur la position des figurines, les scientifiques ont identifié une configuration plus favorable encore que celle de l’INEOS 1:59 Challenge. Cette disposition dite « en espadon », avec cinq coureurs formant une sorte d’épée pointée vers l’avant permettrait 62 % de réduction de la force de traînée. Si Kipchoge l’avait adoptée, il aurait pu soustraire encore 49 secondes à son chrono. Un gain plus que marginal ! Ces résultats ont été publiés dans la revue Proceedings of the Royal Society A en août 20232.

L’emploi de lièvres est interdit dans les compétitions officielles. Ces recherches ne devraient donc pas avoir d’impact sur les records. Mais pour Christophe Bailly, coureur amateur tout comme ses collaborateurs dans cette étude, là n’est pas l’important : « Le marathon est une course mythique et descendre sous les deux heures est un exploit incroyable. Quand on voit ça, on a envie de chercher les limites du possible. En utilisant quelques artifices comme les meneurs, jusqu’où peut-on descendre ? ».

Eliud Kipchoge, célébrant sa victoire de 2019, détient à ce jour le record du monde de marathon (2 h 1 min 9 s), qu'il a couru à Berlin en 2022.
Eliud Kipchoge, célébrant sa victoire de 2019, détient à ce jour le record du monde de marathon (2 h 1 min 9 s), qu'il a couru à Berlin en 2022.

Mais au-delà du côté émerveillement, ces travaux auront des débouchés scientifiques concrets. « La méthodologie que nous avons mise au point va nous servir à améliorer des simulations numériques de la force de traînée », explique Christophe Bailly. Or, la réduction de la force de traînée est un enjeu énergétique majeur. Avions, voitures, poids-lourds, trains doivent tous vaincre la résistance de l’air. D’où le besoin de créer les modèles aérodynamiques les plus aboutis pour réduire leur consommation d’énergie. ♦

Notes
  • 1. 1 Unité CNRS/Centrale Lyon /Insa-Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1.
  • 2. « Wind tunnel evaluation of novel drafting formations for an elite marathon runner », Marro et al., Proc. Roy. Soc. A, 16 août 2023. https://doi.org/10.1098/rspa.2022.0836

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