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Claire de March, une chercheuse qui a du nez

Claire de March, une chercheuse qui a du nez

19.03.2024, par
Claire de March à l'Institut de chimie des substances naturelles (ICSN), à Gif-sur-Yvette, en mars 2024.
Lauréate du prix Irène Joliot-Curie 2023 dans la catégorie « Jeune femme scientifique », cette chimiste est parvenue à reproduire la toute première structure expérimentale d’un récepteur olfactif humain.

Claire de March est une scientifique qui a de l’intuition. En novembre 2023, elle a reçu avec quatre autres lauréates le prix Irène Joliot-Curie de l’Académie des sciences en tant que « Jeune femme scientifique de l’année ». Quelques mois auparavant, avec une équipe internationale, elle était parvenue à obtenir la toute première structure expérimentale d’un récepteur olfactif humain. Les travaux des scientifiques s’appuyaient jusque-là sur des structures obtenues à partir de récepteurs de la vue. Une hypothèse certes utile, mais insuffisante pour capter la complexité des interactions entre notre système neuronal et les innombrables odeurs qui peuplent notre planète. « Avant cette découverte, nous ignorions tout de ces récepteurs. C’était un rêve de chercheuse de pouvoir publier cette découverte », se réjouit-elle.    

Passionnée d'effluves, de goûts et de saveurs

Une récompense qui arrive à un moment charnière, trois ans seulement après l’épidémie mondiale de Covid-19 qui a mis en lumière les troubles du goût et de l’odorat, et alors que nous ne sommes toujours pas parvenus à résoudre certaines des questions les plus fondamentales sur les mécanismes de l’olfaction. Elle survient aussi après des années de travail acharné, même si Claire de March a du mal à identifier un moment particulier où serait née sa passion pour son sujet d’étude. « Rien ne me destinait à aimer les sciences et à embrasser cette carrière, se souvient-elle. J’ai eu une enfance très artistique, ma mère a fait les Beaux-Arts, mon père de l’électronique et ma grand-mère était caissière. Je n’étais pas spécialement attirée par l’image du scientifique, pourtant la chimie m’a tout de suite parlé à l’école. Ce qui m’intéresse, c’est la complexité des mélanges et les combinaisons. » 

C'est dans son laboratoire à l'ICSN que la jeune chercheuse travaille à décrypter les mécanismes de l'olfaction.
C'est dans son laboratoire à l'ICSN que la jeune chercheuse travaille à décrypter les mécanismes de l'olfaction.

Elle se souvient encore des moments, où, enfant, elle cuisinait avec sa grand-mère et où elle piochait dans les ingrédients pour composer des recettes. « Il y avait des odeurs de vanille et de gâteaux qui s’échappaient des fourneaux. Les odeurs ne sont pas des souvenirs que nous partageons souvent avec les autres. Pourtant, elles restent importantes. » La chercheuse est parfois encore transportée par les effluves de patchouli, qui lui rappellent le parfum que sa mère portait lorsqu’elle était enfant, ou par celles « qu’on peut percevoir une fois qu’une personne a quitté une pièce » en guise de signature olfactive. 

Si nous savons que les êtres humains possèdent près de 400 récepteurs olfactifs dans leur nez, nous étions incapables de reproduire la structure d’un de ces récepteurs à l’échelle atomique. Je ne pouvais m’appuyer que sur des hypothèses pour mes travaux.

Ce goût prononcé pour les compositions la fait se diriger naturellement vers une carrière de chimiste dès le lycée. Claire de March s’oriente vers un bac technologique mais elle veut aller plus loin dans les études. Après un long chemin où elle a essayé de « réescalader la pyramide universitaire », elle passe le concours de l’école de parfumeur aromaticien de Versailles : « Je n’avais pas le diplôme requis pour postuler au concours. Il a fallu que je raccroche les wagons. Mais j’ai eu la chance de tomber sur des professeurs très bienveillants qui m’ont permis de rapidement progresser pour me mettre au niveau », reconnaît-elle.  

Une fois le concours en poche, elle intègre un apprentissage chez l’industriel Bel, en section alimentaire. Intégrer cette filière était un choix assumé à un âge où les élèves planchent plutôt sur des cursus en parfumerie. « Je n’ai jamais voulu que mes mélanges sentent bons. Je leur préférais la complexité des goûts et des saveurs », assure celle qui prend pour exemple la truffe, que nous n’imaginerions pas porter comme un parfum mais dont nous chérissons pourtant la saveur.

Claire de March valide son master, puis poursuit son chemin avec une thèse en chimie computationnelle, à l’université de Nice. Elle espère alors recréer virtuellement un nez humain mais se heurte à un défi de taille : « Si nous savons que les êtres humains possèdent près de 400 récepteurs olfactifs dans leur nez, nous étions incapables de reproduire la structure d’un de ces récepteurs à l’échelle atomique. Je ne pouvais m’appuyer que sur des hypothèses pour mes travaux ». Elle se rapproche alors de biologistes et prend contact avec Hiroaki Matsunami, à l’université de Duke en Caroline du Nord, qui a réalisé les premiers tests in vivo de récepteurs olfactifs chez la souris. Une rencontre structurante dans sa carrière professionnelle. 

A l'origine du premier récepteur olfactif humain reproduit artificiellement

Sa thèse obtenue, elle part donc aux États-Unis rejoindre l’équipe d’Hiroaki Matsunami. Elle restera sept ans outre-Atlantique. Auprès de ce mentor, Claire de March apprend à canaliser son énergie débordante mais aussi ses angoisses de jeune chercheuse. Elle prend progressivement de l’assurance. « J’ai appris que je ne pouvais pas tout savoir sans pour autant me remettre en question personnellement et qu’en tant que scientifique, j’avais aussi le droit à l’erreur ». Un apprentissage qui lui sera utile : « Lorsqu’elle est arrivée en décembre 2022, Claire intégrait une équipe ancienne et déjà constituée. Elle a très bien relevé ce pari », salue Carine Van Heijenoort, directrice adjointe de l'Institut de chimie des substances naturelles (ICSN) du CNRS, à Gif-sur-Yvette, qui la décrit comme « une collaboratrice bienveillante, directe et ouverte à la discussion ». « C’est quelqu’un d’inspirant dans la façon dont elle aborde les choses. Elle montre un tel enthousiasme que cela donne de l’élan », ajoute Boris Vauzeilles, le directeur de l’institut.

Première structure d’un récepteur olfactif humain. La protéine réceptrice de l'odeur, OR51E2 (en violet), qu'a identifiée la chercheuse, est activée par l'odeur de l'acide propionique (molécule blanche et rouge), l'un des composés qui donnent au fromage son odeur particulière.
Première structure d’un récepteur olfactif humain. La protéine réceptrice de l'odeur, OR51E2 (en violet), qu'a identifiée la chercheuse, est activée par l'odeur de l'acide propionique (molécule blanche et rouge), l'un des composés qui donnent au fromage son odeur particulière.

C’est aussi cette détermination qui lui a permis de reproduire pour la première fois artificiellement un récepteur olfactif humain. De façon similaire aux cellules photosensibles de nos yeux qui réagissent aux longueurs d’onde correspondant à des couleurs distinctes, un récepteur olfactif pourra en effet être sensible à un panel de fonctions chimiques et reconnaître de nombreuses molécules odorantes ; mais les combinaisons sont bien plus nombreuses pour les odeurs que pour les longueurs d’onde.

C’est un peu comme un grand piano : une odeur est comme un accord musical. Cet accord peut être obtenu à l’aide de plusieurs récepteurs qui pourraient être les touches de l’instrument. Une touche peut à son tour être impliquée dans différents accords musicaux. 

En effet, une molécule odorante peut à son tour activer plusieurs récepteurs, ce qui permet de distinguer une multitude d’odeurs, mais rend d’autant plus compliqué l’exercice de Claire de March. « C’est un peu comme un grand piano : une odeur est comme un accord musical. Cet accord peut être obtenu à l’aide de plusieurs récepteurs qui pourraient être les touches de l’instrument. Une touche peut à son tour être impliquée dans différents accords musicaux », décrit-elle. Pour parvenir à composer cette partition, la chercheuse a observé comment le récepteur olfactif OR51E2 réagissait au contact de différents composés chimiques, puis elle a reproduit son comportement sur ordinateur, au niveau moléculaire.

Ce procédé pourrait changer la donne sur notre connaissance de la façon dont nous réagissons aux odeurs : il pourrait expliquer pourquoi certaines personnes trouvent une odeur agréable alors que d’autres y sont parfaitement indifférentes. Il ouvre également la voie à la création de nouvelles odeurs dans des domaines tels que la parfumerie et l’industrie alimentaire. De plus, certains récepteurs olfactifs sont également impliqués dans d’autres processus biologiques comme la libération de sérotonine dans l’intestin ou encore le cancer de la prostate. « Les récepteurs aux odorants deviennent de nouvelles cibles thérapeutiques potentielles, notamment dans les traitements anti-cancéreux. On ne se dit pas que l’on sauvera le monde en faisant de la recherche sur l’olfaction, mais cela pourrait finalement arriver ! », se prend à rêver la chercheuse.

Recréer et activer des récepteurs ancestraux

Une autre de ses prouesses scientifiques est d’être parvenue à recréer virtuellement un des récepteurs olfactifs de l’Homme de Denisova – espèce éteinte du genre Homo qui a vécu sur Terre il y a plus de 30 000 ans – à partir de son ADN. « J’aime beaucoup l’histoire et l’archéologie, alors cette recherche était inespérée. Quand j’ai vu sur ma machine ce récepteur s’activer, c’était un petit miracle. Je me rappelle m’être dit que ce récepteur n’avait pas été activé par une molécule odorante depuis des dizaines de milliers d’années ! », s’émerveille Claire de March. La chimiste a aussi réussi à recréer virtuellement les récepteurs ancestraux des tout premiers organismes capables de détecter les odeurs dans le but, encore une fois, de faciliter les recherches futures dans le domaine de l’olfaction.

Claire de March est parvenue à recréer virtuellement un des récepteurs olfactifs de l’Homme de Denisova – espèce éteinte du genre Homo qui a vécu sur Terre il y a plus de 30 000 ans – à partir de son ADN.

Les travaux scientifiques d’autres collègues l’ont récemment inspirée : ceux de Vanessa Ruta, une neuroscientifique américaine qui travaille sur les mécanismes de reconnaissance des odeurs chez l’insecte. « Des travaux impressionnants, auxquels je peux facilement m’identifier », explique la chercheuse, ou encore ceux de Noam Sobel, de l’Institut des sciences de Weizmann en Israël, qui cherche à éclaircir les mécanismes cérébraux du système olfactif humain et leur rôle clé dans nos interactions sociales et nos émotions. 

En plus d’être une scientifique accomplie, Claire de March milite aussi pour une meilleure intégration des femmes dans le monde de la recherche. À son arrivée, elle a rejoint la cellule égalité-parité-inclusion de l’ICSN. « Nous ne sommes qu’au début du changement et cela reste difficile encore aujourd’hui pour les femmes de poursuivre une carrière en sciences », regrette la chimiste. Elle déplore que les femmes scientifiques aient également peu de modèles sur lesquels s’appuyer. « Dans le milieu des recherches sur l’olfaction, heureusement, nous avons une lauréate du prix Nobel, Linda Buck1 ! », salue-t-elle. Les talents de Claire de March pourront peut-être, un jour, à leur tour inspirer une nouvelle génération de chercheuses. ♦

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Notes
  • 1. Linda Brown Buck est une biologiste américaine, médaillée du prix Nobel de physiologie ou médecine en 2004 avec Richard Axel pour leurs travaux sur le système olfactif, et membre de la National Academy of Sciences (États-Unis).

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