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Bérengère Dubrulle ou l’effet tourbillon

Dossier
Paru le 16.02.2024
Femmes de science

Bérengère Dubrulle ou l’effet tourbillon

10.02.2023, par
Bérengère Dubrulle, ici au Service de physique de l'état condensé, est lauréate du prix Irène Joliot-Curie 2022.
Elle est la femme scientifique de l'année 2022 ! Bérengère Dubrulle, physicienne, est en effet lauréate du prix Irène Joliot-Curie décerné par l’Académie des sciences. Une distinction de plus pour cette spécialiste des turbulences qui est notamment à l’origine d’un nouveau modèle de formation de planètes.

Avec Bérengère Dubrulle1, ça tourbillonne. Au sens figuré – elle se dévoile d’emblée énergique, pensées vives, cheffe d’orchestre d’une vie à 100 à l’heure – comme au sens propre : les tourbillons, elle y pense quasiment tout le temps. Et pour cause : « Ils sont partout, à toutes les échelles », explique cette directrice de recherche au CNRS. Dès les plus petites : il y a des tourbillons au niveau quantique. À l’échelle du mètre, on les surprend, trahis par des particules de savon, en vidant notre baignoire. Dézoomons davantage : des tourbillons, encore, agitent l’atmosphère de leurs volutes de vapeur d’eau, ce sont les ouragans. Que l’on embrasse l’Univers tout entier, et des tourbillons galactiques dominent le paysage cosmique. 

Tout l’Univers est fait de fluides, agités par des tourbillons. Les décrypter revient donc à trouver la clé des mystères de l’Univers.

Ces vortex qui font danser l’infiniment grand et l’infiniment petit, Bérengère Dubrulle en a fait le sujet de ses recherches. Plus encore, l’objet d’une quête. Sans relâche, elle s’efforce d’explorer la turbulence dans les fluides, de déchiffrer toutes ces spirales de matière pour les réduire en équations, et ainsi mieux appréhender le monde. « Tout l’Univers est fait de fluides, agités par des tourbillons. Les décrypter revient donc à trouver la clé des mystères de l’Univers », assène-t-elle, grand sourire lumineux en guise de ponctuation. 

« Plus précisément, la clé réside dans la résolution d’une équation : celle dite de Navier-Stokes – du nom de deux physiciens, l’un français, Henri Navier ; l’autre anglo-irlandais, George Gabriel Stokes – qui décrit le mouvement des fluides newtoniens, c’est-à-dire de quasiment tous les gaz et les fluides. C’est à cette équation que tous les ingénieurs se réfèrent pour concevoir des machines ou des véhicules, par exemple des avions. Mais les mathématiciens nous ont signalé que l’équation pourrait comporter ce que l’on appelle une singularité, soit une sorte d’anomalie à cause de laquelle on ne peut plus garantir l’unicité de la solution. Plusieurs solutions seraient alors possibles, c’est très problématique. »

Simulation par supercalculateur du vol d'un avion de transport dans une configuration à forte portance. L'équation de Navier-Stokes est utilisée pour traiter des problèmes d'aérodynamique complexes.
Simulation par supercalculateur du vol d'un avion de transport dans une configuration à forte portance. L'équation de Navier-Stokes est utilisée pour traiter des problèmes d'aérodynamique complexes.

Coquetterie de mathématicien maniaque ? Aucunement répond la chercheuse : « Admettons que des constructeurs comme Dassault ou Airbus cessent d’expérimenter leurs prototypes et, pour élaborer leurs engins, ne se fient qu’aux simulations basées sur l’équation de Navier-Stokes – ce qui est la tendance actuelle. Puisqu’il existe potentiellement plusieurs solutions à cette équation, cela pourrait se traduire, par exemple, par des ailes d’avion qui ne se comportent pas comme attendu en vol, ce qui pourrait s’avérer catastrophique. Je ne vous cache pas que j’y pense un peu quand j’embarque dans un avion ! C’est un tel casse-tête que l’équation de Navier-Stokes a été classée au rang des sept problèmes du millénaireFermerEn 2000, le Clay Mathematics Institute présente au Collège de France sept problèmes majeurs des mathématiques, qui sont des défis à la communauté scientifique. Chacun est doté d’un prix d’un million de dollars. Parmi eux, la conjecture de Poincaré, démontrée par Perelman, ou le problème inspiré par les équations de Navier-Stokes. par le prestigieux institut de mathématiques Clay. Celle ou celui qui le résoudra deviendra à coup sûr célèbre. » 

Une « martienne » inspirée par Marie Curie

Ce sera peut-être grâce à elle, physicienne passionnée qui obstinément s’attelle à en percer les secrets. Elle se souvient que sa vocation de chercheuse est née vers 8 ans, non seulement en contemplant le ciel depuis la maison bretonne de sa grand-mère, mais aussi en feuilletant des livres sur les grandes figures de l’Histoire.

En lisant la biographie de Marie Curie, je me souviens m’être dit « c’est ça que je veux faire, et je peux le faire ».

« Parmi les personnages qui m’ont marquée à l’époque, il y avait Marie Curie. En lisant la biographie de cette femme qui avait mené une brillante carrière de recherche, je me souviens m’être dit “c’est ça que je veux faire, et je peux le faire” ». Évidemment, le prix Irène Joliot-Curie (fille de Marie Curie, Ndlr), que vient de lui décerner l’Académie des sciences, résonne un peu comme un clin d’œil du destin. 

Toute sa scolarité durant, la physicienne se sent « comme une martienne », comprend tout au bout de deux minutes de cours, écrit des poèmes le reste du temps. Se sent seule, souvent. Tout change quand elle rentre à l’École normale supérieure (ENS) : « Là-bas, j’ai rencontré des martiens comme moi, qui partageaient mes centres d’intérêts. L’astronomie, notamment », se souvient-elle.

Avec le Giant Von Karman (GVK), Bérengère Dubrulle peut étudier les plus petits tourbillons d’un écoulement turbulent, et rechercher des indices de présence de « singularités » dans leur comportement.
Avec le Giant Von Karman (GVK), Bérengère Dubrulle peut étudier les plus petits tourbillons d’un écoulement turbulent, et rechercher des indices de présence de « singularités » dans leur comportement.

Après l’École normale, Bérengère Dubrulle choisit de mener une thèse en astrophysique, sous la direction de Jean-Paul Zahn, de l’Observatoire de Paris, sur la formation des planètes. Dans le sillage de son doctorat, elle entre au CNRS en 1991.

Des turbulences tout en maîtrise

Elle a alors 26 ans et s’apprête à apporter sa première grosse pierre à l’édifice de la recherche : « Nous étions confrontés à une énigme : si l’on s’en tenait au modèle de formation des planètes par “effet boule de neige”, c’est-à-dire par l’accrétion progressive de petits grains de glace et de silicate présents dans le disque protoplanétaire, le processus prenait des centaines de millions d’années, alors que l’on sait, via de nombreuses autres mesures et datations, que notre planète a été façonnée en quelques dizaines de millions d’années. Pour résoudre le problème, j’ai proposé d’ajouter au modèle l’effet de la turbulence, auquel tout disque protoplanétaire devait selon moi être soumis ; et ça a marché : tout comme les particules de savon se rassemblent dans le vortex formé par l’eau du bain qui se vide, les grains du disque entourant le Soleil se rassemblent très efficacement le long de multiples tourbillons. Ce qui fait grossir les embryons de planètes à un rythme plus soutenu ». 

Disque protoplanétaire entourant l'étoile HL Tauri. En prenant en compte les effets de la turbulence, Bérengère Dubrulle a proposé un nouveau modèle de formation planétaire qui fait autorité.
Disque protoplanétaire entourant l'étoile HL Tauri. En prenant en compte les effets de la turbulence, Bérengère Dubrulle a proposé un nouveau modèle de formation planétaire qui fait autorité.

À la fin des années 1990, Bérengère Dubrulle, déjà lauréate de la médaille de bronze du CNRS depuis quelques années, n’est ainsi rien de moins que l’auteure d’un nouveau scénario de formation planétaire, aujourd’hui admis et utilisé par l’ensemble de la communauté. Accessoirement, elle est aussi déjà mère de trois enfants, et enceinte du quatrième. « J’ai voulu assumer pleinement le choix d’être mère, raconte-t-elle. De ce fait, ma carrière a un peu stagné pendant vingt ans, mais je ne regrette rien. Avoir des enfants, ça vous ancre dans la réalité, ça vous pousse à faire une pause dans des réflexions de théoricien qui peuvent parfois tourner en boucle. Après avoir accompli des tâches quotidiennes, j’avais souvent les idées plus claires. »

Un virage pour le climat

1999 : Avec sa famille nombreuse qui la relie à la Terre, Bérengère Dubrulle s’envole pour l’université du Colorado, à Boulder, en tant que chercheuse détachée. « C’est là-bas que, pour la première fois, j’ai entendu parler du changement climatique. Je me suis immédiatement dit qu’il fallait que je fasse quelque chose », dit-elle. Riche d’enseignements, l’expérience américaine lui fait prendre un virage dans sa carrière : elle entend désormais exploiter son expertise ès tourbillons en géophysique, pour mieux comprendre les caprices de l’atmosphère, et l’impact des activités humaines sur le climat.

Dès le début des années 2000, je faisais partie de ces scientifiques qui alertent sur les conséquences potentiellement extrêmes du réchauffement, et qui ne sont pas écoutés… 

De retour en France, elle intègre donc le Service de physique de l’état condensé (Spec). Dans ce nouveau temple de la physique, « plein d’outils à disposition pour faire des mesures et vérifier nos modèles », Bérengère Dubrulle ausculte principalement les grands courants et tourbillons qui agitent l’atmosphère. En particulier les phénomènes de bifurcation, c’est-à-dire les changements de cap brutaux dans les circulations marines et océaniques.

« Cela fait longtemps que l’on voit dans nos expériences l’équivalent d’un possible arrêt du Gulf Stream sous l’effet du changement climatique : c’est exactement le scénario du film Le Jour d’après. Dès le début des années 2000, je faisais partie de ces scientifiques, dépeints dans le film, qui alertent sur les conséquences potentiellement extrêmes du réchauffement, et qui ne sont pas écoutés… »

Visualisation des courants de surface océaniques autour de l'Amérique du Nord et de l'Amérique centrale, entre juin 2005 et décembre 2007. Le Gulf Stream est le principal système de courants opérant dans cette zone.
Visualisation des courants de surface océaniques autour de l'Amérique du Nord et de l'Amérique centrale, entre juin 2005 et décembre 2007. Le Gulf Stream est le principal système de courants opérant dans cette zone.

Aujourd’hui, désormais écoutée de tous, elle tente de comprendre comment des turbulences à toute petite échelle pourraient être à l’origine des fameuses bifurcations. En marge de ses travaux, elle s’emploie toujours à faire progresser la compréhension de la coriace équation de Navier-Stokes, prend part à de nombreuses actions de vulgarisation, continue aussi d’écrire de la poésie, comme quand elle était petite et martienne. Extrait : « J’aime regarder la nuit vous savez. Plonger mon regard clair dans ses orbites vides, et scruter l’avenir, le passé ou la fin des temps. » Et traquer la clé des mystères de l’Univers, en tourbillonnant. ♦

Notes
  • 1. Directrice de recherche au CNRS, au Service de physique de l'état condensé (SPEC, CEA/CNRS). Elle est également directrice de l'Ecole de physique des Houches (74)

Commentaires

1 commentaire

Bonjour Bérengère, oui, je suppose que tu connais les résolutions aux différences finies. Très facile à mettre en œuvre, il te faudra un ordinateur de simulation avec un logiciel de calcul matriciel. Bien à toi, Edern Ollivier.
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