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Chercher l’histoire du climat amazonien au fond de l’océan

Dossier
Paru le 30.11.2023
Climat : le défi du siècle

Chercher l’histoire du climat amazonien au fond de l’océan

19.06.2023, par
Les scientifiques embarqués à bord du « Marion Dufresne » vont sillonner la marge continentale amazonienne et nord-est brésilienne, cette zone qui constitue la continuité immergée du continent jusqu’aux plaines abyssales.
Carottage de sédiments marins, collecte de poussières atmosphériques, prélèvement d’eau… une campagne océanographique d’envergure a lieu au large du Brésil jusqu’au 3 juillet pour mieux comprendre le rôle que joue la région amazonienne dans le système climatique terrestre.

Bridgetown, île de la Barbade. Il est 14 heures ce 16 mai 2023 quand le Marion Dufresne, mythique navire de la Flotte océanographique française, lève l’ancre avec à son bord scientifiques, étudiants, techniciens et membres d’équipage. Entourés par l’océan Atlantique et le bruit des moteurs, les membres de la mission Amaryllis-Amagas1 vont récolter pendant 49 jours des données et des échantillons pour, notamment, mieux comprendre le rôle majeur de la région amazonienne dans le système climatique terrestre. Les scientifiques embarqués sillonneront pour cela la marge continentale amazonienne et nord-est brésilienne, cette zone qui constitue la continuité immergée du continent jusqu’aux plaines abyssales.

L’Amazonie héberge la plus grande biodiversité au monde, avec notamment plus de 10 000 espèces d’arbres. Elle représente la moitié des forêts primaires restantes et un quart du puits de carbone terrestre.

La région amazonienne est emblématique des dérèglements climatiques en cours. « C’est le poumon de la Terre, elle héberge la plus grande biodiversité au monde, avec notamment plus de 10 000 espèces différentes d’arbres. L’Amazonie représente la moitié des forêts primaires restantes sur terre et un quart du puits de carbone terrestre », rappelle Aline Govin, chercheuse CNRS au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement2 (LSCE). Elle est à l’initiative de cette campagne aux côtés de Cristiano Chiessi, professeur à l’université de São Paulo (Brésil).

Prélèvements de sédiments, prélèvements d’eau, relevés de températures, collectes de poussières atmosphériques, imagerie acoustique… une panoplie de techniques sont employées dans l’objectif de reconstituer l’histoire climatique de la région, analyser les gaz qui se forment dans les zones d’accumulation de sédiments marins ou encore observer les retombées de poussières sahariennes, qui participent à fertiliser les sols. 

© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Du haut du mât météo du navire, les chercheurs collectent des aérosols constitués de microparticules d’argile (visibles sur le filtre à droite). Ces « poussières » portées par les alizés viennent d’Afrique de l’Ouest et du Sahara.
© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Du haut du mât météo du navire, les chercheurs collectent des aérosols constitués de microparticules d’argile (visibles sur le filtre à droite). Ces « poussières » portées par les alizés viennent d’Afrique de l’Ouest et du Sahara.

Dans les sédiments, des millions d’années d'histoire climatique

Le point de départ de cette mission impressionnante par sa pluralité, réunissant cent participants de vingt laboratoires et universités françaises, brésiliennes, allemandes et suédoises, est une affaire… de carottes. Celles qu’on va extraire au fond des océans. Il y a plus de dix ans, en 2012, une campagne océanographique avait déjà été menée par l’université allemande de Brême, dans cette même région amazonienne. « Cette campagne avait permis de découvrir des sites de sédiments marins merveilleux où l’on pouvait documenter le climat passé avec une résolution temporelle inouïe », se souvient Aline Govin. En tant que paléoclimatologue, c'est à partir de ces sédiments marins qu’elle reconstitue les climats passés. 

© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Grâce au carottier Calypso, le « Marion Dufresne » est l’un des seuls navires océanographiques au monde à pouvoir collecter des carottes sédimentaires pouvant mesurer 70 mètres d’un seul tenant.
© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Grâce au carottier Calypso, le « Marion Dufresne » est l’un des seuls navires océanographiques au monde à pouvoir collecter des carottes sédimentaires pouvant mesurer 70 mètres d’un seul tenant.

Mais les carottes sédimentaires prélevées lors de la campagne allemande ne mesuraient qu’une dizaine de mètres de long, au maximum. Or, plus une carotte est longue, plus il est possible de remonter jusqu'à des événements éloignés dans le temps. Les carottes allemandes permettaient de remonter tout au plus 30 000 ans en arrière. Aline Govin, elle, s’intéresse au dernier interglaciaire, il y a 125 000 ans environ. Lors de ce dernier interglaciaire, en effet, les températures moyennes globales étaient un peu plus élevées et le niveau marin 5 à 9 mètres plus haut qu’actuellement. 

L’Amazone est le fleuve avec le débit d’eau et de sédiments le plus important au monde. Ceux-ci se déversent dans l’Atlantique et s’accumulent au large, dans le cône de l’Amazone.

« Nous ne disposons pas d’enregistrements sur ce à quoi ressemblait cette région amazonienne, le poumon de la Terre, puits majeur de carbone, dans un climat un peu plus chaud qu’à l’heure actuelle. » Il était donc urgent de réaliser de nouveaux carottages plus profonds. Pour accomplir cette mission, le Marion Dufresne n’a pas été choisi au hasard. L’atout majeur du navire océanographique se nomme Calypso. Un carottier géant qui fait du navire français l’un des seuls au monde capables de collecter des carottes sédimentaires d’un seul tenant pouvant atteindre les 70 mètres.

De quoi étudier les variations climatiques de la région jusqu’à plusieurs millions d’années dans le passé. Voilà ce qui constitue l’un des objectifs principaux du volet Amaryllis, avec l’étude de l’influence des poussières sahariennes dans la fertilisation des sols amazoniens.

© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Préparation pour analyser le contenu de cette carotte coupée en deux dans le sens de la longueur.
© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Préparation pour analyser le contenu de cette carotte coupée en deux dans le sens de la longueur.

« On nous demande beaucoup de projections sur le futur. Et pour obtenir des scénarios futurs vraisemblables, il faut pouvoir remonter le plus loin possible dans le passé pour savoir quelles variations se sont produites et comment le système étudié a réagi », estime Sébastien Migeon, co-responsable du volet Amagas avec Daniel Praeg, chercheur CNRS. Les carottes sédimentaires intéressent également beaucoup les deux membres du laboratoire GéoAzur3. « L’Amazone est le fleuve avec le débit d’eau douce et de sédiments le plus important au monde. Ces sédiments se déversent dans l’Atlantique et s’accumulent dans ce que l’on appelle le cône de l’Amazone », explique Daniel Praeg. « Le fleuve transporte des particules organiques ou inorganiques, on peut donc avoir accès à la végétation, aux précipitations, à l’érosion, aux sources de sédiments sur le continent depuis la marge océanique et donc documenter comment ces indicateurs ont évolué dans le passé », complète Aline Gauvin.

Les hydrates de gaz, une réserve de carbone ultra sensible

À l’intérieur de ces couches de sédiments se forment également, sous la pression, des gaz, et notamment des hydrates de gaz. « Ces hydrates de gaz sont fascinants car il s'agit d’eau congelée prenant la forme de cages qui contiennent des molécules de gaz, presque toujours du méthane. Les quantités d’hydrates de gaz potentiellement enfouies sur notre planète seraient énormes et cela en ferait la réserve de carbone la plus importante au monde. Le danger, c’est qu’ils sont très sensibles aux variations de pression et de température assure Daniel Praeg. Dans un avenir où le niveau des océans est amené à monter, faisant augmenter la pression, et les températures des eaux amenées à se réchauffer, « c’est une quantité potentiellement énorme de carbone qui pourrait être relâchée dans les océans ! »

© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Piégés à l'intérieur des sédiments marins sous la forme de blocs de glace de plusieurs centimètres de diamètre, les hydrates de gaz contiennent du méthane inflammable qui s’échappe quand la glace fond.
© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Piégés à l'intérieur des sédiments marins sous la forme de blocs de glace de plusieurs centimètres de diamètre, les hydrates de gaz contiennent du méthane inflammable qui s’échappe quand la glace fond.

Mais ce n’est pas tout, ces relâchements de gaz fragiliseraient la cohésion des sédiments, provoquant des glissements de terrain sous-marins. « À terre, les plus gros glissements de terrain que l’on connaît sont de l’ordre de 2 km3, et sur des pentes assez fortes. Là on parle de glissements de plus de 1 000 km3 sur des pentes de moins de 2 degrés. On ne comprend pas comment de tels volumes peuvent glisser sur des distances énormes avec des pentes aussi faibles. Probablement la déstabilisation de ces hydrates qui rend liquides les sédiments », estime Sébastien Migeon.

Les hydrates de gaz enfouis dans les sédiments pourraient constituer la réserve de carbone la plus importante au monde. Le danger, c’est qu’ils sont très sensibles aux variations de pression et de température.

Une des conséquences de ces glissements sous-marins géants pourrait être la formation de tsunamis. « Dans un monde où les littoraux sont de plus en plus peuplés, cela représente un réel danger », avertit Sébastien Migeon. « Ce processus est en cours depuis des millions d’années », souligne Daniel Praeg. Retrouver des traces de l’accumulation de ces glissements dans les successions sédimentaires sous-marines permet de mieux comprendre leurs liens avec les changements des conditions climatiques régionales et mondiales.

© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Mesure de la concentration en sulfates pour identifier la profondeur du contact entre les sulfates et le méthane. Cette mesure, faite en quelques minutes, indique la présence d’hydrates de gaz dans la zone du carottage.
© Yevgeniya Korniyenko-Sheremet
Mesure de la concentration en sulfates pour identifier la profondeur du contact entre les sulfates et le méthane. Cette mesure, faite en quelques minutes, indique la présence d’hydrates de gaz dans la zone du carottage.

« Le grand public connaît mieux l’espace que ce qui se trouve sous l’eau, sur notre propre planète. Les paysages sous-marins sont d’ailleurs pour moi beaucoup plus variés que les paysages continentaux. On y observe des choses incroyables ! » s’émerveille Sébastien Migeon. Pour transmettre cet émerveillement et suivre en direct le quotidien des équipages scientifiques, un blog dédié a été créé.

Quarante-neuf jours de mer, une décennie de travail

Cette campagne océanographique d'envergure n’aurait pas vu le jour sans l’intense coopération des chercheurs brésiliens et l’accord des autorités du pays. En effet, sur toute la durée de la campagne, 14 des 16 stations d’échantillonnage sont situées dans les eaux juridictionnelles du Brésil. « Tout notre programme scientifique a dû être autorisé par les autorités brésiliennes. Un observateur de la marine est présent à bord et veille au suivi du programme qui a été déclaré », rappelle Daniel Praeg. Un aperçu de collaboration scientifique concrète entre la France et Brésil, qui s’inscrit dans un climat de rapprochement entre le CNRS et la recherche brésilienne.4

© Govin et al. / Mission Amaryllis-Amagas
Carte présentant le tracé du second volet de la campagne Amaryllis-Amagas. En rouge, les 16 stations d'échantillonage dont 14 sont situées dans la zone économique exclusive du Brésil.
© Govin et al. / Mission Amaryllis-Amagas
Carte présentant le tracé du second volet de la campagne Amaryllis-Amagas. En rouge, les 16 stations d'échantillonage dont 14 sont situées dans la zone économique exclusive du Brésil.

L’arrivée du Marion Dufresne à Recife (Brésil) le 3 juillet marquera la fin de la campagne Amaryllis-Amagas. Les données et les échantillons récoltés seront répartis entre les participants, et un quart du matériel prélevé restera au Brésil. « Avec les Brésiliens, ce n’est que le début d’une longue histoire de collaboration. Tout le matériel collecté va être étudié en commun », précise Aline Govin. Quarante-neuf jours de récolte pour une décennie de travail. Et de quoi alimenter les prochains rapports du Giec, qui devraient s'intéresser aux dérèglements climatiques à l'échelle régionale. ♦

Pour en savoir plus
Le blog de la campagne Amagas
Le blog de la campagne Amaryllis et son carnet de bord

 

 

Notes
  • 1. Amaryllis-Amagas est la fusion de deux projets de recherche complémentaires. Du 16 mai au 11 juin, la première partie de la mission est dédiée au volet Amagas. Du 12 juin au 3 juillet, la seconde partie est dédiée au volet Amaryllis.
  • 2. Unité CNRS/CEA/CNRS/UVSQ/Université Paris-Saclay.
  • 3. Unité CNRS/IRD/Observatoire de la Côte d’Azur/Université Côte d’Azur.
  • 4. L'ouverture d’un Centre international de recherche avec l'université de São Paulo, le cinquième de ce type pour le CNRS, est prévue pour début 2024.

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