Donner du sens à la science

Imaginer les animaux du futur

Point de vue

Imaginer les animaux du futur

25.06.2015, par
Mis à jour le 16.03.2022
Dans leur dernier ouvrage, Marc Boulay et Jean-Sébastien Steyer se sont lancé un défi: imaginer les animaux dans 10 millions d’années ! Le paléontologue nous explique l'intérêt scientifique de ce type d'exercice intellectuel, connu sous le nom de biologie spéculative.

Lors d’un entretien pour le Saturday Evening Post du 27 octobre 1929, Albert Einstein répondait à l’écrivain controversé Georges Sylvester Viereck à propos de ses intuitions et inspirations en science : « L’imagination est plus importante que le savoir. Le savoir est limité alors que l’imagination englobe le monde entier. » Pour certains scientifiques, cette reconnaissance d’une certaine forme de créativité comme moteur de la recherche fondamentale est d’autant plus difficile à accepter qu’elle émane d’un esprit aussi érudit. Or nombreux sont les mathématiciens et physiciens qui avouent être inspirés lorsqu’ils posent leurs hypothèses de travail, hypothèses ou « conjonctures » qu’ils s’efforcent ensuite de confirmer (ou non) par leur méthode hypothético-déductive préférée.

STEGOICHTHYS-LUMINOSUS
Stegoichthys. Ces poissons-chats vivent dans les profondeurs de l’océan du futur. Leurs moustaches se sont transformées en lampions multicolores, utiles pour communiquer entre congénères.
STEGOICHTHYS-LUMINOSUS
Stegoichthys. Ces poissons-chats vivent dans les profondeurs de l’océan du futur. Leurs moustaches se sont transformées en lampions multicolores, utiles pour communiquer entre congénères.

Tester des hypothèses ad hoc par une méthode reproductible et donc vérifiable est une des caractéristiques de la science. Chercher à énoncer un problème ou à rédiger des hypothèses, parfois à partir de presque rien, peut relever d’une certaine forme d’intuition – ne serait-ce que pour éviter le syndrome de la feuille blanche. En ce sens, l’inspiration rapproche la science et l’art. Paradoxalement certains adeptes des sciences dites dures n’hésitent pas à comparer leurs formules et équations mathématiques à des partitions de musique. En sciences naturelles, l’imagination est-elle aussi possible, et si oui à quoi sert-elle ?

Recourir aux chimères pour appréhender le réel

En 1962, les éminents zoologistes Gerolf Steiner, sous le pseudo d’Harald Stümpke, et Pierre-Paul Grassé, faisant office de préfacier, signent Anatomie et biologie des rhinogrades, croustillant ouvrage présentant d’une manière très rigoureuse et académique une faune imaginaire, ou plutôt un groupe de mammifères fictifs caractérisés par un appendice nasal très développé, d’où leur nom vernaculaire de « nasins ». Outre le canular dont nous avertit Pierre-Paul Grassé – « Biologiste, mon bon ami, souviens-toi que les faits les mieux décrits ne sont pas toujours les plus vrais » –, ce pavé dans la mare pose les jalons de ce que l’on nomme aujourd’hui la biologie spéculative.

La biologie spéculative est un exercice intellectuel visant à imaginer des formes de vie plausibles, soit ailleurs dans l’Univers, soit plus tard sur Terre (on parle alors d’évolution spéculative). Si la réflexion se doit d’être rigoureuse et de prendre en compte des données réelles (comme celles relatives à la sélection naturelle), l’exercice une fois romancé s’inscrit dans le domaine de la science-fiction (anglicisme qu’il faudrait traduire, rappelons-le, par « fiction scientifique »). Parce qu’elle ne s’affiche pas comme science, la biologie spéculative ne peut donc être une pseudo-science.

Dale Russell et son Troodon
Portrait de D. A. Russell posant aux côtés de Dinosauroïd, modèle de dinosaure intelligent auquel aurait pu ressembler le Troodon, petit dinosaure aux formes aviaires, s’il avait survécu et évolué.
Dale Russell et son Troodon
Portrait de D. A. Russell posant aux côtés de Dinosauroïd, modèle de dinosaure intelligent auquel aurait pu ressembler le Troodon, petit dinosaure aux formes aviaires, s’il avait survécu et évolué.

La biologie
spéculative est
un exercice
intellectuel visant
à imaginer des
formes de vie
plausibles.

Notons que, si la fiction consiste en une réécriture de l’histoire du vivant (elle commence alors souvent par « et si… »), la biologie spéculative devient alors uchronie, autre genre de science-fiction en vogue depuis quelques décennies : en 1981, le paléontologue canadien D. A. Russel décrit soigneusement un nouveau dinosaure bipède mieux connu aujourd’hui sous le nom de Troodon. Intrigués par sa boîte crânienne volumineuse, D. A. Russel et son collègue taxidermiste R. Seguin imaginent alors un dinosaure uchronique et intelligent qui aurait survécu à l’hécatombe et vivrait encore aujourd’hui1.

De la fameuse truite à fourrure au squelette de bébé dragon exposé actuellement dans la Galerie d’anatomie comparée du Muséum national d’histoire naturelle, les naturalistes ont souvent recourt aux chimères pour appréhender le réel : classer les espèces et décrire la nature pour tenter de mieux la comprendre, c’est aussi réfléchir sur la nature du réel. Au-delà de la jubilation non négligeable que procure la confusion entre le vrai et le faux, le canular endosse alors un rôle presque philosophique et salutaire. La biologie spéculative est une fabrique de faux qui questionnent le vrai, comme l’évolution spéculative invente des chimères futuristes pour (mieux) appréhender le présent.

Tester des modèles et anticiper d’éventuelles découvertes

Les ouvrages de biologie spéculative fleurissent dans les années 1980 et 1990 : dans son anthropologie spéculative illustrée2, le géologue écossais Dougal Dixon traite des possibles évolutions de l’homme du futur, certaines inspirées de stéréotypes rencontrés dans les œuvres d’anticipation d’Herbert G. Wells, de René Barjavel ou autre3. Neuf ans plus tôt, le même auteur prolifique signe After Man : A Zoology of the Future (Après l’homme, les animaux du futur), imaginant diverses formes de vie sur Terre dans 50 millions d’années4. Les modèles de la tectonique des plaques ainsi que des réflexions sur l’évolution des climats sont intégrés à l’analyse. Les travaux de Dixon sont par la suite adaptés en une série documentaire nommée The Future is Wild (Le futur sera sauvage). Si la futurologie est alors à la mode, la biologie « extraterrestre » envahit aussi les écrans : Alien Planet, autre série, imagine intelligemment des écosystèmes complexes et plausibles sur une planète tellurique tout aussi fictive, en nous faisant habilement passer de la planétologie à l’écologie spéculative.

Giraffornis-Vandijki
Giraffornis. D’étranges oiseaux terrestres peuplent les plaines d’Eurasiafrique : c’est le cas de Giraffornis, chez qui le mâle arbore une crête chatoyante. Un atout imparable pour séduire les dames.
Giraffornis-Vandijki
Giraffornis. D’étranges oiseaux terrestres peuplent les plaines d’Eurasiafrique : c’est le cas de Giraffornis, chez qui le mâle arbore une crête chatoyante. Un atout imparable pour séduire les dames.

Avec l’astrophysicien Roland Lehoucq, le proto-historien Jean-Paul Demoule et l’auteur Pierre Bordage, nous avons « augmenté » l’exercice avec une histoire spéculative : dans notre ouvrage écrit à quatre mains5, une espèce extraterrestre devient fortuitement et suffisamment intelligente pour créer en effet sa propre histoire… Cette « hard science-fiction » des anglophones, soucieuse de respecter et de diffuser les connaissances scientifiques du moment – en sciences physiques, naturelles, humaines, etc. – évolue notamment grâce à des avancées majeures comme la découverte d’exoplanètes de plus en plus nombreuses, mais aussi, sur Terre, d’espèces extrêmophiles ou présentant des morphologies « hors norme », pour ne pas dire « extraterrestres », qu’elles soient fossiles ou actuelles. Cette évolution va aussi de paire avec la prise de conscience du fait que la vie n’est plus miracle mais banalité dans l’Univers.

Animaux du futur

À propos
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Description: 
Le paléontologue Sébastien Steyer et le sculpteur numérique Marc Boulay présentent leur démarche pour imaginer les animaux du futur.
Année de production: 
2015
Durée: 
2 min 24
Réalisateur: 
Claude Delhaye
Producteur: 
CNRS Images
Intervenants: 

Sébastien Steyer (CNRS), paléontologue | Centre de recherche sur la paléobiodiversité et les paléoenvironnements (CR2P - CNRS / MNHN / UPMC)
Marc Boulay, sculpteur numérique | Cossima Productions

Avec le sculpteur et paléo-artiste Marc Boulay, nous publions Demain, les animaux du futur, fruit d’une dizaine d’années de collaboration entre art et science6. Cette évolution spéculative se plaît à imaginer une vie foisonnante sur Terre dans 10 millions d’années, sans l’homme. L’exercice permet, outre la diffusion des connaissances, de tester des modèles biomécaniques et d’anticiper d’éventuelles découvertes : avant son exhumation, qui aurait pu imaginer l’existence de ce dinosaure « improbable »7 présentant des caractères aussi bien d’oiseaux que de chauve-souris ? Au-delà de l’imagination explorant un petit éventail d’une quasi-infinité de formes fictives, nous souhaitons également inviter le lecteur à réfléchir sur l’impact de l’homme dans la nature, tout en rappelant que l’évolution des espèces n’est pas prédictible…

La biologie spéculative joue donc un rôle non négligeable. Mais cela la rend-elle pour autant publiable ? En 1982, la description de la « reconstitution » du dinosaure fictif de D. A. Russel et R. Seguin a été publiée dans le même article scientifique que celle du dinosaure bien réel. Y a-t-il un journal actuel qui oserait relever le défi ?

      
À lire :
Demain les animaux du futur, Marc Boulay et Jean-Sébastien Steyer, Belin, mai 2015, 160 p. illustrées, 23 €.

À voir :
- Le making of de Demain les animaux du futur
- Le portrait vidéo de Jean-Bastien Steyer

 

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS. 

 

Notes
  • 1. « Reconstruction of the Small Cretaceous Theropod Stenonychosaurus Inequalis and a Hypothetical Dinosauroid », D. A. Russel et R. Seguin, Syllogeus, n° 37, 1982.
  • 2. Man after Man : An Anthropology of the Future, D. Dixon, Eds St. Martins, 1990.
  • 3. « L’homme du futur dans la science-fiction », J.-S. Steyer et R. Lehoucq, Pour la science, n° 422, 2012.
  • 4. After Man : A Zoology of the Future, D. Dixon, Eds St Martins, 1981.
  • 5. Exquise planète, P. Bordage, J.-P. Demoule, R. Lehoucq et J.-S. Steyer, Odile Jacob, 2014.
  • 6. Demain les animaux du futur, M. Boulay et S. Steyer, Belin, 2015.
  • 7. « A Bizarre Jurassic Maniraptoran Theropod with Preserved Evidence of Membranous Wings », Xu et al., Nature, mai 2015, vol 521 : 70–73.

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