Sections

Raoul Wallenberg, le Juste oublié

Raoul Wallenberg, le Juste oublié

31.05.2016, par
Raoul Wallenberg
Raoul Wallenberg (assis) à la légation suédoise en novembre 1944, en compagnie de ses collaborateurs juifs hongrois.
Soixante-dix ans après sa disparition à Budapest, le diplomate suédois Raoul Wallenberg, qui a sauvé des dizaines de milliers de Juifs de la déportation en leur procurant des papiers suédois, va être déclaré officiellement mort par les autorités de son pays. Décryptage avec les historiens Annette Wieviorka et Fabrice Virgili.

Fabrice Virgili1 et Annette Wieviorka2, vous avez dirigé l’ouvrage collectif Raoul Wallenberg. Sauver les Juifs de Hongrie publié aux éditions Payot. Pouvez-vous nous dire dans quel contexte Raoul Wallenberg arrive à Budapest en 1944 ?
Annette Wieviorka :
La situation de la Hongrie à partir du printemps 1944 est très particulière. Quand Adolf Eichmann entre en Hongrie avec ses hommes, le 19 mars 1944, les Juifs de ce pays forment la dernière grande communauté d’Europe encore pratiquement intacte. En sept semaines, comme l’expliquent dans notre ouvrage collectif l’historien britannique Tim Cole et le Français Tal Bruttmann, avec la coopération des forces de police hongroise, un demi-million de Juifs sont déportés à Auschwitz. La Hongrie du régent Miklós Horthy est un allié de l’Allemagne depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, mais à partir de 1943 sa loyauté devient de plus en plus vacillante et, en mars 1944, l’Allemagne va envahir son allié hongrois. Le régent reste formellement au pouvoir mais, dès le 21 mars, Adolf Eichmann s’installe à Budapest.

Fabrice Virgili : Une des motivations de l’invasion nazie est aussi que jusque-là les Juifs de Hongrie n’avaient pas été déportés et avaient donc échappé à la solution finale. Eichmann arrive avec pour mission la mise en place de la déportation de la Hongrie vers Auschwitz-Birkenau. Et on va assister en un temps record – entre mars et juillet –, à la déportation de plus de 400 000 Juifs de Hongrie. Les bombardements sur Budapest et sur d’autres villes à l’ouest du pays surviennent alors même que ces déportations sont en cours. À la suite de cette pression alliée, les déportations s’arrêtent en juillet. C’est à ce moment-là que Raoul Wallenberg arrive à Budapest.

Raoul Wallenberg
Départ de juifs hongrois pour le ghetto. Hongrie, 1944.
Raoul Wallenberg
Départ de juifs hongrois pour le ghetto. Hongrie, 1944.

Pourquoi s’installe-t-il en Hongrie ?
F. V. : D’abord, précisons qu’avant son arrivée en Hongrie, au vu de la carrière et de la personnalité de Raoul Wallenberg, rien ne le prédestinait au rôle qu’il va y jouer par la suite. Il a suivi des études d’architecture. Il était membre d’une famille importante dans l’économie suédoise. Par son travail dans le monde des affaires, il parcourt le monde et fréquente la bonne société de plusieurs pays. Il a voyagé à plusieurs reprises, notamment à travers l’Europe en guerre grâce à son statut de Suédois neutre. C’est en raison de son excellent carnet d’adresses qu’il va être approché par le Congrès juif mondial pour aller sauver une population juive qui se concentre alors essentiellement dans la ville de Budapest ; les Juifs hors de la capitale ayant à ce stade tous été déportés et assassinés. Il faut bien comprendre que, lors de cette période de la guerre en 1944, quand le sort des armes a déjà basculé après Stalingrad, il y a toutes sortes de tentatives de négociations, qui échouent pour la plupart. Il y a une intervention des Suédois mais également de ressortissants d’autres pays neutres comme la Suisse auprès de l’Allemagne nazie et des puissances alliées. Un financement est monté pour que Raoul Wallenberg puisse remplir une mission consistant à sauver quelques dizaines ou quelques centaines de Juifs de Budapest. Quand il arrive sur place, il ne mesure pas encore la gravité de la situation. Ce sont les événements qui vont le conduire à jouer un rôle bien plus important que ce qui était prévu initialement.

A. W. : N’oublions pas non plus ce que représente en Suède le nom de Wallenberg : celui d’un des groupes industriels et financiers le plus puissant de Scandinavie. La formation internationale de Raoul Wallenberg le mena notamment aux États-Unis et en Palestine, en Afrique du Sud et en Hongrie en 1938. Ainsi ses liens avec les États-Unis et le fait qu’il était citoyen d’un pays neutre expliquent que sa mission, probablement inspirée par les Américains, fut possible.

Quel va être son rôle effectif à partir de juillet 1944 ?
A. W. :
On doit à Paul Gradvohl, historien spécialiste de la Hongrie contemporaine, l’étude sur ce que fit Wallenberg à Budapest de juillet 1944 à janvier 1945 : il va œuvrer pour sauver un maximum de Juifs de Budapest. À ce moment-là, si les déportations sont interrompues, des massacres se poursuivent dans la ville. La menace d’une reprise des déportations est permanente. La volonté des nazis d’assassiner ce qu’il reste de Juifs en Hongrie demeure intacte. Le régent Horthy a été remplacé, Adolf Eichmann revient à Budapest et démarre une course contre la montre tandis que l’Armée rouge s’approche de Budapest. En cet automne 1944, Wallenberg va émettre des certificats de nationalité suédoise qu’il va distribuer à un maximum de Juifs de Budapest pour les mettre à l’abri, courant vraiment à chaque instant le risque de se faire tuer lui-même. Le 16 janvier 1945, l’Armée rouge entre à Budapest et, pour les Juifs encore vivants en Hongrie, elle met fin à tout risque de déportation ; Eichmann est parti. Mais, le 17 janvier, Raoul Wallenberg est arrêté par l’Armée rouge.
 

Raoul Wallenberg
Passeport délivré à Judith Weiszmann par Wallenberg au nom du roi de Suède lorsqu'elle avait 14 ans (à gauche). La même à 83 ans, posant à côté d'un timbre-poste canadien en l'honneur de Wallenberg (à droite).
Raoul Wallenberg
Passeport délivré à Judith Weiszmann par Wallenberg au nom du roi de Suède lorsqu'elle avait 14 ans (à gauche). La même à 83 ans, posant à côté d'un timbre-poste canadien en l'honneur de Wallenberg (à droite).

Les autorités
soviétiques 
soupçonnent Raoul Wallenberg d’être
lié aux services
secrets américains.

Quelle est la raison de cette arrestation ? Sait-on ce qu’il devient après ?
F. V. :
Plusieurs hypothèses subsistent quant à son enlèvement. Manifestement, il est très vite emmené à Moscou, on en a la trace dès mai 1945. Pourquoi ? Parce que, pour les autorités soviétiques, ce personnage est ambigu et elles le soupçonnent d’être lié aux services secrets américains. Alors bien sûr, ce n’est pas encore la Guerre froide, États-Unis et Union soviétique sont des pays alliés. Mais voilà un personnage qui est neutre, dont on n’identifie pas bien la mission, qui a de l’argent avec lui… Autant d’éléments qui s’ajoutent au fait que Wallenberg a dû discuter avec Eichmann et les nazis pour essayer de protéger les Juifs en vie.

En tout état de cause il y a une certaine méfiance vis-à-vis de lui, il est arrêté pour être transféré à Moscou dans le secret, cela, on le sait, et on suppose qu’il est soit assassiné immédiatement, soit qu’il meurt en prison en 1947 dans les cellules du KGB. La date officielle selon les autorités soviétiques est le 17 juillet 1947. On peut considérer, après de nombreuses enquêtes et travaux qu’effectivement c’est à ce moment-là qu’il serait décédé. Néanmoins, et c’est toute la particularité de la situation, les autorités soviétiques ont mis énormément de temps à le reconnaître et n’ont jamais fourni réellement les documents. Le premier à annoncer que Wallenberg est mort, c’est Khrouchtchev en 1957, qui évoque une crise cardiaque mais sans vraiment délivrer de preuve convaincante.

A. W. : Raoul Wallenberg est arrêté par l’Armée rouge le 17 janvier 1945. La guerre, rappelons-le, n’est pas encore terminée. Peut-être a-t-il été pris pour un espion. Il est d’abord détenu à Budapest, et nous savons avec certitude qu’il a ensuite été emprisonné à Moscou à la prison de Lefortovo, puis transféré en mars à la Loubianka, qui est le siège du KGB. Ensuite, il est difficile de répertorier précisément ses lieux de détention. Il a nourri bien des fantasmes et certains détenus soviétiques du Goulag ont affirmé l’avoir croisé. Comme il n’y a pas de déclaration officielle, il existe toutes sortes de versions, par exemple un détenu de la prison de Lvov en Ukraine (à l’époque en URSS), qui déclare avoir échangé avec Raoul Wallenberg comme le font les prisonniers en tapant un langage codé sur les tuyauteries. On compte peut-être trois lieux de détention en Union soviétique après celui de la Hongrie.

Selon la version
soviétique,
il serait mort
en juillet 1947
à la Loubianka.

Pourquoi n’est-il officiellement déclaré mort qu’aujourd’hui ?
A. W. :
Avant tout parce qu’il n’y a jamais eu de certitude absolue quant à sa mort, puisque le dossier médical n’a pas été retrouvé. Selon la version soviétique, il serait donc mort en juillet 1947 à la Loubianka. A-t-il été exécuté ? Il est impossible de répondre à cette question. Né en 1912, Wallenberg aurait aujourd’hui plus de cent ans. Sa mort est donc une certitude. En avril, une démarche a été engagée auprès de l’administration fiscale suédoise pour qu’il soit déclaré officiellement décédé, à moins qu’il ne se manifeste avant le 14 octobre 2016.

On peut s’étonner que ni la Suède ni les Alliés occidentaux n’aient rien fait pour avoir des éclaircissements. Quelle est la raison de cette « retenue » ?
F. V. :
Pour son malheur, ce personnage va tomber au milieu de plusieurs contradictions, qui sont dues d’abord au rôle de la Suède pendant la Seconde Guerre mondiale et au lendemain de la guerre. La Suède était un pays neutre dont l’essentiel de l’économie servait en fait le IIIe Reich en alimentant l’industrie de l’Allemagne nazie, par exemple avec les roulements à billes pour l’aviation. En fait, l’essentiel de l’économie suédoise reposait sur les échanges avec l’Allemagne nazie. À la fin de la guerre, lorsque le IIIe Reich est en train de perdre, la pression des Alliés sur la Suède est très forte pour qu’elle cesse ses relations avec l’Allemagne. Juste après la défaite de l’Allemagne, la Suède, finalement, va faire preuve de bonne volonté auprès des différents acteurs américains et soviétiques. Et le cas de Raoul Wallenberg va être un de ces éléments dans une politique privilégiant le rétablissement de bonnes relations avec l’Union soviétique. La Suède ne va pas insister outre mesure pour avoir des éclaircissements et les affaires avec l’Union soviétique passeront avant le sort de Wallenberg. On peut aussi noter que, contrairement à la famille proche, les dirigeants de l’empire Wallenberg ne vont pas énormément se démener pour le faire libérer. Il n’en demeure pas moins que Raoul Wallenberg va devenir un emblème. Pour preuve, il est nommé en 1981 citoyen d’honneur des États-Unis. Une distinction si rare qu’un seul étranger, Winston Churchill, l’avait reçue avant lui.

Notes
  • 1. Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (CNRS/Univ. Paris 1 Panthéon Sorbonne/Univ. Paris Sorbonne).
  • 2. Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (CNRS/Univ. Paris 1 Panthéon Sorbonne/Univ. Paris Sorbonne).
Aller plus loin

Auteur

Lydia Ben Ytzhak

Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.

À lire / À voir

Raoul Wallenberg. Sauver les Juifs de Hongrie, Fabrice Virgili et Annette Wieviorka (dir.), Payot, coll. « Bibliothèque historique », janvier 2015, 224 p., 22 €

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS