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« La justice déçoit d’autant plus qu’elle a été idéalisée »

« La justice déçoit d’autant plus qu’elle a été idéalisée »

06.03.2020, par
Audience publique, octobre 2004.
Quelle vision les citoyens ont-ils de la justice en France ? Quelles sont leurs critiques et attentes ? Comment perçoivent-ils les peines et quelles inégalités dénoncent-ils ? Analyse avec Cécile Vigour, spécialiste de l’analyse des politiques publiques et de la sociologie de la justice et du droit au Centre Émile Durkheim.

Vous avez publié il y a quelques mois les résultats de deux vastes projets de recherche1 sur la façon dont les citoyens perçoivent les institutions judiciaires (projets qui feront aussi l'objet d'un rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice). Quelle idée nos concitoyens ont-ils de la justice ? 
Cécile Vigour2 : C’est contrasté. D’un côté, ils en ont une représentation très idéalisée. Ils sont attachés à l’idée de justice, comptent beaucoup sur cette institution et considèrent qu’elle est un pilier du vivre-ensemble. En même temps, l’expérience qu’ils en ont est souvent décevante ou amère. L’institution apparaît comme distante, difficile à comprendre, réservée aux personnes qui ont de l’argent… Ils pensent spontanément qu’il vaut mieux maîtriser certains codes, être doté d’un capital financier, culturel ou social, pour obtenir gain de cause.
 

(...) beaucoup dénoncent un décalage entre un idéal de justice et son fonctionnement au quotidien, ainsi que des inégalités de traitement.

Même sans avoir lu Bourdieu, beaucoup reprennent ainsi à leur compte une critique très politique et sociale de la justice : elle serait un instrument de pouvoir au service des dominants, participant notamment à un système de reproduction des inégalités. Cela nous a surpris car aucune question de nos enquêtes n’était posée en ce sens. Nous demandions par exemple : « Qu’est-ce que la justice pour vous ? », « Que pensez-vous de son fonctionnement ? » Et le thème des inégalités arrivait très vite sur la table.

Qui sont les personnes que vous avez interrogées ? 
C.V. : nous avons combiné des approches qualitatives et quantitatives. D’un côté, nous avons constitué et animé 17 entretiens collectifs avec des citoyens de tous horizons entre novembre 2015 et juin 2017. Ils ont été recrutés grâce à des appels à témoins, par tract, dans la rue ou sur Internet par exemple. Puis, grâce au soutien technique de l’équipement d’excellence Données, infrastructures et méthodes d’enquêtes en sciences humaines et sociales (Dime-SHS, Sciences Po Paris), nous avons diffusé un questionnaire auprès d’un panel aléatoire de 2 600 personnes sur de nombreuses thématiques touchant aux rapports des Français au droit et à la justice. Nous avons suivi des recommandations méthodologiques usuelles, comme le fait de constituer des groupes relativement homogènes en termes de catégories socioprofessionnelles. Cette homogénéité encourage en effet l’expression libre, tandis que des groupes très diversifiés tendent à s’autocensurer davantage…

Nous avons diversifié notre panel en termes d’orientation politique, de sexe ou encore selon qu’ils ont eu ou non personnellement affaire à la justice. On ne peut pas parler d’une représentativité stricte, comme dans la méthode par quotas par exemple. Mais nos échantillons nous paraissent suffisamment larges et diversifiés pour se faire une idée globale de ce que pense la population française. En revanche, notre enquête s’est déroulée sur une période de temps beaucoup trop courte pour que l’on puisse saisir une évolution de l’opinion. L’image de la justice que nous en retenons est davantage un instantané.

« Parmi les critiques assez consensuelles, on retrouve l’idée que la justice peut être trop lente – lorsque des procédures durent des années… –, mais aussi parfois trop rapide, dans le cas des comparutions immédiates par exemple. », commente Cécile Vigour.
« Parmi les critiques assez consensuelles, on retrouve l’idée que la justice peut être trop lente – lorsque des procédures durent des années… –, mais aussi parfois trop rapide, dans le cas des comparutions immédiates par exemple. », commente Cécile Vigour.

Leur vision est-elle très éloignée de celle des spécialistes ? 
C.V. : Moins que ce qu’on pourrait imaginer. Lorsque nous avons constitué des panels de citoyens, nous les avons généralement regroupés en fonction de leur degré de familiarité avec la justice. L’un de nos groupes était constitué presque exclusivement de praticiens : notaires, juristes en droit du travail ou encore conciliateurs de justice par exemple. Spontanément, nous pensions obtenir des réponses très différentes par rapport aux autres participants ; mais les points de convergence ont été plus nombreux. Que ce soit en tant que professionnels du droit, ou en fonction de leur propre expérience de justiciable, beaucoup dénoncent un décalage entre un idéal de justice et son fonctionnement au quotidien, ainsi que des inégalités de traitement.
 

Passer par la justice est souvent vécu comme une épreuve morale et psychologique, éventuellement violente.

Parmi les critiques assez consensuelles, on retrouve l’idée que la justice peut être trop lente – lorsque des procédures durent des années… –, mais aussi parfois trop rapide, dans le cas des comparutions immédiates par exemple. De manière générale, passer par la justice est souvent vécu comme une épreuve morale et psychologique, éventuellement violente. La rigidité de la procédure, ne laissant pas assez de place à l’humain aux dires des enquêtés, peut être difficile à supporter.

Vous avez notamment travaillé sur les peines. Comment sont-elles perçues ? 
C.V. : Là encore les opinions exprimées sont très contrastées. D’un côté, lorsqu’on leur demande ce qu’ils en pensent en général, le discours est parfois assez attendu : « les magistrats ne sont pas assez sévères, en plus les peines ne sont pas toujours exécutées », etc. Mais c’est une position de principe qu’on retrouve moins lorsque l’on place des citoyens en position de juger eux-mêmes une affaire.

Nous l’avons observé de deux façons : soit en leur montrant un film documentaire sur un procès, et en leur demandant d’en débattre, soit en leur proposant sur des cas fictifs d’évaluer la peine prononcée par le juge et de fixer eux-mêmes celle-ci. Nous avons été très frappés de voir à quel point les sanctions les plus légères, comme les travaux d’intérêt général et les stages, étaient plébiscitées. Surtout, une écrasante majorité tient à ce que la peine ait une dimension pédagogique. Ils insistent sur le fait que le condamné doit prendre conscience de la gravité des faits et se remettre en question, sans quoi la justice n’aurait pas atteint son but. Ils ne veulent pas tant punir – sauf lorsque l’intégrité physique ou psychologique de la victime a été atteinte… –, que transformer la personne.

En fin de peine à la prison de Reims, ce prisonnier effectue des travaux dans un cimetière dans le cadre d'un programme de réhabilitation en 2017. D'après l'étude menée par Cécile Vigour, les citoyens plébiscitent les travaux d’intérêt général et les stages.
En fin de peine à la prison de Reims, ce prisonnier effectue des travaux dans un cimetière dans le cadre d'un programme de réhabilitation en 2017. D'après l'étude menée par Cécile Vigour, les citoyens plébiscitent les travaux d’intérêt général et les stages.

En somme, la justice ne doit pas être l’instrument d’une vengeance à leurs yeux… 
C.V. :
C’est d’autant plus frappant que nous avons réalisé une majorité d’entretiens peu de temps après les attentats de Paris, de novembre 2015. Nous aurions pu nous attendre à ce que l’air du temps encourage des discours plus durs en matière de peine, mais ça n’a pas été le cas. Dans l’un des documentaires par exemple, un jeune homme exclu d’un club revient avec un fusil et tire un coup de feu en l’air… et écope de deux ans de prison dont un an de sursis. La majorité des personnes interrogées juge cette peine trop sévère. Il y avait bien sûr des débats sur le choc psychologique que cela aurait pu être pour les personnes sur place, sur l’importance de réaffirmer des valeurs fortes – on ne revient pas avec un fusil, il y a d’autres façons de protester… Mais globalement, les Français privilégient la pédagogie.
 

De manière générale, on observe une tension entre un idéal universaliste, traitant toute personne de la même façon, et l’envie de tenir compte des circonstances ou du contexte.

Ce qui nous a frappés également, c’est le fait qu’ils tiennent compte des mêmes critères de modulation des peines que les magistrats. Pas avec la même précision bien sûr ; mais, par exemple, si la personne est la seule pourvoyeuse de revenus au sein de la famille, si ses proches vont souffrir de sa condamnation alors qu’eux n’ont rien fait, etc., alors la peine doit être atténuée à leurs yeux. De même, face au risque qu’un petit délinquant se retrouve en prison avec de grands délinquants, les Français plaident massivement contre son incarcération.

Vous disiez que les personnes interrogées dénonçaient les inégalités... Préconisent-elles des jugements différents selon le profil économique et social de l’accusé ?
C.V. :
La question de l’impunité des élites revient souvent. Beaucoup de Français ont le sentiment que la délinquance en col blanc est au-dessus des lois ou du moins peu sanctionnée. À l’inverse, les plus modestes seraient systématiquement condamnés, comme en témoignerait, selon notre panel, la répression de la délinquance routière.

En revanche, on retrouve un discours assez homogène sur des crimes jugés plus graves, touchant à l’intégrité physique ou psychologique : les meurtres, les viols, etc. Mais là encore, le discours général consistant à plaider pour plus de sévérité s’étiole lorsqu’on les met en position de juger eux-mêmes les affaires, beaucoup donnant même des peines moins lourdes que les juges. De manière générale, on observe une tension entre un idéal universaliste, traitant toute personne de la même façon, et l’envie de tenir compte des circonstances ou du contexte.

« Beaucoup de Français ont le sentiment que la délinquance en col blanc est (...) peu sanctionnée. Alors que les plus modestes seraient systématiquement condamnés, comme en témoignerait (...) la répression de la délinquance routière », commente Cécile Vigour.
« Beaucoup de Français ont le sentiment que la délinquance en col blanc est (...) peu sanctionnée. Alors que les plus modestes seraient systématiquement condamnés, comme en témoignerait (...) la répression de la délinquance routière », commente Cécile Vigour.

Au-delà des discours, qu’attendent-ils vraiment de la justice ? 
C.V. :
De l’écoute, de l’humain. Pour beaucoup, la première qualité d’un avocat ou d’un magistrat est d’être attentif aux situations particulières, d’être capable de prendre le temps, de comprendre et de se mettre à la place des personnes jugées. Le cauchemar pour eux, ce serait une justice entièrement automatisée, où l’on se contenterait d’appliquer des barèmes de peine à l’aveugle. La plupart ne croit pas qu’« une machine ou un robot », sans émotion, puisse prendre des décisions plus impartiales et donc plus justes, comme c’est parfois envisagé.
 

Pour la plupart, ils ne croient pas qu’« une machine ou un robot », sans émotion, puisse prendre des décisions plus impartiales et donc plus justes.

Au contraire, beaucoup font le parallèle avec les métiers de la santé ou de l’éducation. Le personnel hospitalier, par exemple, doit bien nouer une relation avec ses patients ; il ne peut pas se contenter de les soigner sans un mot ni un regard. De même, les professionnels du droit devraient, selon les personnes interrogées, adopter une posture analogue avec les justiciables. Le fait qu’ils ne le fassent pas, par manque de temps, de disponibilité ou parfois d’envie, est une source majeure de déception. On retombe toujours sur ce contraste : la justice déçoit d’autant plus que, avant que l’on y soit confronté, elle a été idéalisée.

Qu’en est-il dans d’autres pays ? Avez-vous des éléments de comparaison ? 
C.V. :
C’est un projet encore en gestation. Nous avons tout au plus les résultats de quelques travaux similaires3 menés hors de France. À première vue, le sentiment d’inégalités de traitement semble assez largement partagé un peu partout en Europe : les personnes issues de milieux défavorisés, peu diplômées ou appartenant à une minorité visible y seraient moins bien loties en la matière. Nous nous demandons par ailleurs si certaines représentations du droit, identifiées aux États-Unis, peuvent être communes à d’autres pays.

Deux chercheuses américaines4, Patricia Ewick et Susan Silbey, distinguent par exemple trois grands types de rapport à la justice : lorsque l’on est face au droit (reconnaissant son autorité, sa grandeur) ; avec le droit (pensant qu’il peut être saisi comme un instrument à notre bénéfice) ; et enfin contre le droit (quand on est dans des logiques de contournement ou d’évitement). Pour la suite de nos recherches, nous aimerions par exemple étudier si cette catégorisation peut être pertinente pour analyser nos propres données et résultats. Cela nous aiderait à mieux comprendre comment on basculerait d’un rapport à l’autre, à la suite d'une expérience avec la justice. ♦

À lire
- Laurence Dumoulin et Cécile Vigour, « “On a soif d’idéal !” Des critiques à la hauteur des attentes des citoyens. Un éclairage à partir d’entretiens collectifs », in S. Amrani-Mekki (dir.), Et si on parlait du justiciable du XXIe siècle ?, Dalloz, 2019, p. 29-81.
- Virginie Gautron et Cécile Vigour, « Les représentations sociales des peines en France. Une approche par entretiens collectifs », in D. Bernard et K. Ladd (dir.), Les sens de la peine, Presses de l’Université Saint-Louis, 2019, p. 61-101.

À lire sur le site du journal 
La justice à l’heure des algorithmes et du big data
À l’usine, au bureau, tous remplacés par des robots ?
 

 

Notes
  • 1. Cette recherche collective inclut également Bartolomeo Cappellina, Laurence Dumoulin, Jacques Faget, Virginie Gautron et Pierre Vendassi.
  • 2. Chargée de recherche au Centre Émile Durkheim (CNRS/Université de Bordeaux/Sciences Po Bordeaux).
  • 3. Voir notamment : « Punitivités comparées. Représentations pénales en France et en Allemagne », Fabien Jobard (dir.), rapport de recherche, juillet 2019 (rapport financé par Mission de recherche Droit et Justice) et « La méthode expérimentale du jeu de cartes pour étudier les représentations pénales ordinaires », Bénédicte Laumond, Bulletin de méthodologie sociologique, à paraître.
  • 4. Patricia Ewick et Susan S. Silbey, The Common Place of Law, University of Chicago Press, 1998.
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Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.

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