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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Une traque pour percer les derniers mystères du noyau atomique
13.11.2023, par Alexandre Gyre, Délégation Aquitaine
Mis à jour le 13.11.2023

À Bordeaux, la traque est lancée. Les scientifiques naviguent entre les particules élémentaires pour mettre la main sur un phénomène encore jamais observé : les courants faibles exotiques.

Entre les arbres et la bâtisse en pierre qui accueille le Laboratoire de physique des 2 infinis de Bordeaux1, les physiciens rêvent d’une grande théorie du tout capable de décrire le monde depuis le Big Bang. Avec ce songe en tête, certains physiciens mènent une chasse depuis de nombreuses années pour comprendre les forces qui règnent au niveau du noyau atomique. Bertram Blank, directeur de recherche au CNRS et membre de l’équipe Noyaux exotiques, fait partie des vétérans de cette quête scientifique. Il nous accueille dans son bureau, au milieu des ouvrages, des feuilles, des graphiques et nous emmène dans les rouages de la physique des particules.

« Que ce soit dans l’infiniment grand ou l’infiniment petit, de manière très globale, l’ensemble des phénomènes physiques observés dans l’Univers se décrivent à travers quatre forces fondamentales », explique Bertram Blank pour entamer notre voyage dans ce monde si particulier. Relativement connu du grand public, la gravitation et l’électromagnétisme trônent dans ce panthéon des interactions fondamentales avec à leur côté, l’interaction forte et l’interaction faible. Cette dernière force, l’interaction faible, les scientifiques du projet WISArD tentent d’en percer les derniers mystères.

 « Aujourd’hui, nous connaissons relativement bien l’interaction faible à travers la désintégration bêta », complète le physicien. Dans certains cas lorsqu’un noyau d’atome est instable, il retrouve son équilibre en transformant un proton en neutron, ou inversement. « En revanche, la théorie autour de l’interaction faible prédit l’existence de cinq manières différentes pour cette force de se manifester. Aujourd’hui, nous en avons observés seulement deux. »

Bertram Blank © Alexandre Gyre
Bertram Blank, directeur de recherche au CNRS au Laboratoire de physique des 2 infinis de Bordeaux, essaye de trouver des manifestations encore jamais observées de l’interaction faible : les courants faibles exotiques. © Alexandre Gyre

Belges, américains, canadiens, suisses et français se sont lancés dans la traque de ces manifestations encore jamais observées de l’interaction faible appelées courants faibles exotiques. Sur les cinq courants faibles prédits par la théorie, le courant vectoriel et le courant axial-vectoriel sont omniprésents dans les observations des scientifiques. Théoriquement, le courant pseudoscalaire semble trop négligeable pour être observé. Il reste donc deux candidats éligibles aux observations expérimentales, mais pourtant introuvables, le courant scalaire et le courant tensoriel.

Pour espérer observer ces courants faibles exotiques, les scientifiques regardent avec précision la désintégration bêta d’un proton en neutron. « Lorsqu’il se transforme en neutron, le proton va émettre une particule W+ qui émet à son tour un positron et un neutrino, explique Bertram Blank en schématisant le phénomène sur un tableau blanc déjà largement noyé sous les annotations mathématiques. Pour connaitre le type de courant faible à l’œuvre dans cette désintégration, il nous suffit de connaitre les directions prises par le positron et le neutrino ». Dans le cadre de la désintégration bêta, les courants faibles exotiques recherchés par les physiciens sont censés émettre le positron et le neutrino dans des angles différents que les courants faibles déjà observés. « Ce sont ces angles prédis par la théorie mais jamais observés expérimentalement que nous essayons de trouver avec notre projet de recherche… et pour le faire, on essaye de ruser un peu… »

Pour observer les courants faibles exotiques, les scientifiques du projet WISArD décortiquent la désintégration bêta. Ce phénomène permet à un noyau d’atome de transformer un proton en neutron en émettant un positron et un neutrino. © Marie Delille
Pour observer les courants faibles exotiques, les scientifiques du projet WISArD décortiquent la désintégration bêta. Ce phénomène permet à un noyau d’atome de transformer un proton en neutron en émettant un positron et un neutrino. © Marie Delille

De la ruse, il en faut, car ce qui complique les choses dans l’observation de la désintégration bêta, c’est la recherche du neutrino. Cette particule particulièrement difficile à détecter interagit très faiblement avec son environnement. Seulement quelques expériences dans le monde sont parvenues à réaliser cet exploit grâce à des instruments de grandes envergures. « D’autres équipes ont essayé de trouver la direction prise par le neutrino en observant le recul du noyau qui l’émet, mais cela n’a pas abouti. », raconte le physicien.

C’est le cas de l’expérience WITCH, qui après 10 ans de tentatives infructueuses a baissé le rideau. Pensé par une équipe belge, l’instrument n’est finalement jamais parvenu à mesurer correctement le recul du noyau en raison de l’air résiduel – des molécules d’air éraient dans l’environnement de l’instrument et compliquaient l’interprétation des résultats. « On a proposé aux collègues belges de transformer l’instrument WITCH en un instrument capable de suivre le neutrino d’une autre façon ».

C’est la naissance de l’instrument WISArD, basé sur un nouveau type de détection et développé au Laboratoire de physique des 2 infinis à Bordeaux et au Laboratoire de physique corpusculaire  de Caen2. « Ce qu’il faut savoir, c’est que sous certaines conditions, un noyau en se désintégrant peut émettre un proton en parallèle de l’émission d’un positron et d’un neutrino », explique le physicien en complétant son premier schéma. Dans ce type de désintégration, en mesurant l’énergie du proton émis par le noyau, les chercheurs sont capables de déduire son recul. Cela leur permet de remonter la piste du neutrino. « De cette façon, on s’affranchit des conditions de vides extrêmes qui auraient permis de résoudre le problème de l’air résiduel soulevé par l’équipe belge, ajoute Bertram Blank. D’après les premiers tests effectués en 2018 avec du matériel ancien, on a bon espoir de réussir à repousser les limites de détection de ces courants faibles exotiques ».

Dans certains cas de la désintégration bêta, le noyau émet un proton. Dans le projet WISArD, l'observation du proton permet aux scientifiques de déduire la direction prise par le neutrino. © Marie Delille
Dans certains cas de la désintégration bêta, le noyau émet un proton. Dans le projet WISArD, l’observation du proton permet aux scientifiques de déduire la direction prise par le neutrino. © Marie Delille

En physique expérimentale, au-delà des limites théoriques, les chercheurs se confrontent à la limite de résolution des instruments scientifiques. Dans certains cas, les incertitudes autour des mesures restent trop importantes pour observer précisément un phénomène. Aujourd’hui, les scientifiques estiment que ces courants faibles exotiques devraient apparaitre au maximum dans 5 cas pour 1 000 désintégrations. « Pour l’instant, personne n’a trouvé ces courants exotiques. Ce serait super de les détecter, mais obtenir une expérience assez précise pour limiter la probabilité de leur apparition dans seulement 1 cas pour 1 000 désintégrations, ce serait déjà une belle avancée », ajoute Bertram Blank. Devant les résultats prometteurs obtenus par les scientifiques du laboratoire avec du matériel acheté en 1995, un financement a été accordé à l’équipe pour améliorer leur instrument et augmenter de plus d’un facteur 10 sa capacité de détection des protons et des positrons.

Depuis 2021, les nouvelles pièces de l’instrument sont testées et éprouvées en laboratoire pour rejoindre le célèbre CERN au printemps 2024 et scruter la désintégration de l’Argon 32, un noyau sélectionné pour sa capacité à décroitre en 98 millisecondes dans les conditions recherchées par les scientifiques. WISArD, ce tube de 4 mètres d’envergure sera placé au milieu d’un champ magnétique avec en son cœur une feuille de Mylar – un plastique ultra-mince – sur laquelle sera déposé l’Argon 32. Devant et derrière cette feuille, des capteurs en silicium permettront de détecter les protons, face au faisceau, un capteur permettra de détecter les positrons. Les scientifiques réaliseront des dizaines de millions de désintégrations pour obtenir une distribution précise des directions prises par le positron et le proton dans la décroissance de l’Argon 32.

L’instrument WISArD sera installé au CERN au printemps 2024 pour observer la désintégration de l’Argon 32 et tenter d’observer des courants faibles exotiques. © Alexandre Gyre
L’instrument WISArD sera installé au CERN au printemps 2024 pour observer la désintégration de l’Argon 32 et tenter d’observer des courants faibles exotiques. © Alexandre Gyre

Les distributions obtenues pendant l’expérience seront ensuite comparées aux modèles théoriques qui prédisent l’existence des courants faibles exotiques. Plusieurs années seront nécessaires pour analyser les données recueillis par l’instrument WISArD lors de son périple en Suisse. Une traque de longue haleine. Au printemps prochain, les courants faibles exotiques seront peut-être tombés dans les mailles de l’instrument, mais leur découverte attendra patiemment qu’un étudiant décortique les données de l’expérience. Pour le moment, Bertram Blank et son équipe finalisent leur piège, excités à l’idée de contribuer à leur façon à la grande théorie du tout.

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-FIRR-AAPG2018. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projets Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PPRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJ et PRC AAPG 18/19).

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université de Bordeaux
  • 2. Unité CNRS/Université de Caen/ENSICAEN

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