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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Les vertus insoupçonnées du commerce international
03.08.2023, par Grégory Fléchet
Mis à jour le 03.08.2023

Les effets du libre-échange sur l'emploi ou la qualité des produits qu’il génère restent peu documentés. Par l’analyse d’un vaste corpus de données statistiques issues de divers pays, le projet MOQAT apporte un éclairage inédit sur ces aspects du libéralisme économique.

Avec la mondialisation croissante de l’économie, les accords de libre-échange se sont multipliés depuis quelques années. À l’échelle de la planète, ils se compteraient désormais par centaines. S'ils visent à renforcer les transactions sous forme de produits et de services entre pays signataires, ces traités commerciaux internationaux sont accusés par leurs détracteurs d’augmenter la compétitivité des entreprises au détriment des droits sociaux des travailleurs. Qu’en est-il réellement pour les employés des firmes qui bénéficient de ces accords de libre-échange ? Comment ces accords influencent-ils par ailleurs la valeur intrinsèque des produits commercialisés ? Pour tenter de répondre à ces questions, le projet Mondialisation, qualité des produits et marché du travail (MOQAT)1 s’est intéressé à plusieurs pays intégrés depuis les années 1990 à des traités économiques internationaux. « Il s’agissait de décrypter les effets du commerce international sur des variables peu explorées jusqu'ici comme la performance des entreprises, l'amélioration de la qualité des biens fabriqués et celle des emplois pourvus par ces mêmes firmes », explique Maria Bas, professeure en sciences économiques au Centre d’économie de la Sorbonne2 et coordinatrice de ce projet ANR. 

© Hervé THERY/CNRS ImagesLe port de Valparaiso au Chili. © Hervé THERY/CNRS Images

Stimuler la modernisation industrielle par la formation

Le programme de recherche s’est d’abord focalisé sur l’Équateur. Membre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis 1996, ce petit pays d’Amérique du Sud reste peu étudié du point de vue de l’impact de la libéralisation commerciale sur son économie. « Nous avons cherché à mesurer les effets de l’ouverture au commerce international sur la qualité des biens intermédiaires3 produit par ce pays », résume la chercheuse. À l'appui de données économétriques provenant de l’Institut statistique de l’Équateur (INE), l’équipe de Maria Bas a constaté que la levée des barrières douanières aux frontières de l’Équateur avait permis de rehausser la qualité de la production industrielle nationale. Les chercheurs ont plus particulièrement démontré que cette amélioration résulte de la combinaison de deux facteurs : une hausse de la qualité des intrants4 importés depuis l’étranger et l’existence d’une main-d'œuvre qualifiée dans les entreprises équatoriennes. « Notre travail suggère que des investissements significatifs dans la formation et l'éducation doivent être réalisés en parallèle de la libéralisation du marché économique pour parvenir à stimuler efficacement la modernisation de la production industrielle dans les pays en voie de développement », souligne Maria Bas.

Trop exporter précarise les moins qualifiés

La France figure également parmi les terrains d'investigation du projet MOQAT. À l’échelle de l'Hexagone, les chercheurs ont voulu mesurer les effets de la mondialisation sur la versatilité des emplois selon le niveau de compétences des salariés. Cette analyse empirique a porté sur la période 1996-2007. Elle s’est appuyée sur les données administratives des entreprises françaises que ces dernières sont tenues de transmettre à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Pour chaque firme, les chercheurs ont pu accéder à des informations telles que la nature des emplois exercés par les salariés, leur niveau de qualification respectif, le montant et la durée de leurs rémunérations, etc. Ces données ont ensuite été croisées avec la part de l’activité commerciale que ces entreprises ont réalisée à l’international tout au long de la période considérée. « Face à une baisse de la demande consécutive à un choc économique, nous avons montré que les firmes qui exportent le plus ont tendance à conserver leurs employés les plus qualifiés au détriment des salariés les moins bien formés », rapporte Maria Bas. Autrement dit, le commerce international tend à accroître la stabilité des emplois qualifiés tout en accentuant la précarité du personnel peu qualifié. Au sein d’une firme qui exporte majoritairement sa production, la fluctuation du nombre d’employés non qualifiés peut être 20 % plus élevée que dans une entreprise de taille similaire mais dont l’activité se déroule en priorité sur le territoire national. « Cette volatilité de l'emploi par niveau de qualification doit désormais être analysée de manière plus approfondie pour comprendre les mécanismes qui entrent en jeu et leurs conséquences tant économiques que sociales », préconise la professeure d'économie.

© François-Michel LE TOURNEAU/CNRS ImagesUsine de traitement des « Noix du Pará » en Acre. Brésil, état d'Acre, commune de Brasiléia. © François-Michel LE TOURNEAU/CNRS Images

Quand le libéralisme favorise l’emploi formel

Depuis son adhésion à l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena)5, entré en vigueur le 1er janvier 1994, le Mexique a vu son industrie manufacturière se développer de façon spectaculaire. Entre 1993 et 2001, la part des importations de biens intermédiaires en provenance des États-Unis a ainsi augmenté de plus de 10 % dans ce pays. Au cours de cette période, le coût d'importation de ces mêmes biens intermédiaires a diminué de 12 % du fait de la levée des barrières douanières. Selon une théorie économique couramment admise, la réduction du coût des intrants provenant de l’étranger aurait pour effet d’augmenter les revenus dans le secteur formel des pays qui en bénéficient. En incitant à la libéralisation du commerce des intrants, les accords de libre-échange induiraient donc, de façon indirecte, la réaffectation d’une partie des travailleurs du secteur informel6 vers les entreprises de l’économie formelle. Pour vérifier si ce mécanisme de redistribution des emplois avait eu lieu dans le cas du Mexique, l’équipe du projet MOQAT s’est appuyé sur les caractéristiques socio-économiques des ménages vivant dans les grandes métropoles du pays. Ces données sont issues d’enquêtes réalisées par l'Institut national mexicain de la statistique (INEGI). Elles mentionnent, entre autres, la nature de l’emploi exercé par les personnes d’un même foyer et indiquent lesquelles disposent d’un numéro sécurité sociale synonyme d’emploi dans une entreprise de l’économie formelle. « L’analyse de ces jeux de données montre que la probabilité, pour un actif mexicain, de trouver un emploi dans une entreprise appartenant au secteur formel a augmenté de 4 % après l’entrée en vigueur de l’Alena, détaille Maria Bas. Cette hausse a même atteint 8 % pour les employés qualifiés. »

Au fil de ses investigations, le projet MOQAT s’est efforcé de concilier deux visions du libéralisme économique : celle reposant sur la stricte réduction des coûts et celle cherchant à s’affranchir de cette dimension pécuniaire. Ce programme de recherche s'achèvera en juin 2024 par une ultime analyse inédite. Prenant à nouveau l’Hexagone comme terrain d’étude, Maria Bas et son équipe entendent vérifier si les entreprises françaises qui optimisent leur utilisation de la main-d'œuvre sont les plus compétitives sur les marchés internationaux.

Notes
  • 1. Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-MOQAT-AAPG18. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PPRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJ et PRC AAPG 18/19).
  • 2. Unité CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / IRD
  • 3. Un bien intermédiaire est un bien appelé à être transformé ou détruit par une entreprise dans le but de produire des biens de consommation.
  • 4. Le terme englobe l'ensemble des biens et services utilisés dans le cadre d'activités commerciales.
  • 5. Ce traité institue une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.
  • 6. Ce secteur qui ne fait l’objet d’aucune régulation de la part de l'État, concerne plus de la moitié des 51 millions de travailleurs mexicains.

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