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Dater une œuvre préhistorique, tout un art
09.10.2023, par Damien Guimier - CNRS Île-de-France Gif-sur-Yvette

La datation de l’art préhistorique réalisé sur des parois de grottes, également appelé art pariétal, est un enjeu scientifique majeur en Préhistoire. Pour autant, les méthodes scientifiques dont disposent les chercheurs pour y parvenir sont très limitées. Une équipe de recherche pluridisciplinaire a développé une approche méthodologique qui permettra, à l’avenir, d’obtenir des datations pertinentes et validées d’œuvres d’art pariétal.

La datation est un élément clé pour ordonner dans le temps les différents styles artistiques observés dans les centaines de grottes ornées connues en Europe de l’Ouest, mais aussi pour situer chronologiquement les phases successives de réalisation des œuvres au sein d’une même grotte.  Pourtant, les scientifiques ne disposent à ce jour que d’un nombre limité de méthodes pour y parvenir, telles que la datation au carbone 14 ou bien celle de l’uranium-thorium.

Afin d’obtenir des datations fiables, une équipe pluridisciplinaire de scientifiques du LSCE1, du laboratoire GEOPS2 et de l’IPREM3, mais également des archéologues, dont le professeur J.L. Sanchidrian (Université de Cordoue) et son équipe – soit une vingtaine de personnes au total –  a travaillé en synergie sur un projet de recherche intitulé ApART. Ce projet collaboratif a bénéficié d’un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR), dont l’objectif est de soutenir l’excellence de la recherche et l’innovation française sur le plan national, européen et international.

Les peintures réalisées avec du charbon de bois peuvent être directement datées avec la méthode du carbone 14 (C-14), en spectrométrie de masse par accélérateur, à partir de très petits prélèvements de pigment. La datation au carbone 14 consiste à mesurer le taux de carbone 14 contenu dans l’échantillon et de le comparer à celui d’un standard moderne pour en déduire son âge. « Mais une partie des œuvres pariétales ne peuvent pas être datées avec cette méthode, notamment les gravures et les peintures réalisées avec des oxydes métalliques, tels que du manganèse pour le noir (à Lascaux et dans la plupart des grottes de Dordogne par exemple) ou de l’ocre rouge », soulève Hélène Valladas, chercheuse CEA au LSCE et coordinatrice du projet ApART.

Une alternative s’offre alors aux géochronologues : les fines couches de carbonates déposées en surface des parois ornées qui recouvrent ou sont situées en dessous des œuvres pariétales. Ces dernières peuvent en effet être datées4 par la méthode du carbone 14, mais aussi par la méthode du déséquilibre radioactif uranium-thorium (U-Th).

L’objectif du projet ApART a donc été de développer une approche méthodologique pluridisciplinaire permettant de dater par les méthodes de l’U-Th et du C-14 les concrétions carbonatées associées à l’art pariétal dans des conditions contrôlées et fiables, en menant conjointement des analyses minéralogiques.

« L’uranium piégé dans des minéraux se désintègre en thorium au cours du temps, résume Edwige Pons-Branchu, enseignante-chercheuse UVSQ au LSCE et membre du projet ApART. Le rapport entre les deux permet donc d’obtenir l’âge. » Sauf que cette méthode de datation présente certaines difficultés, comme l’explique Edwige Pons-Branchu : « La couche de calcite étant soumise à du ruissellement, il faut vérifier que ce minéral n’a pas subi d’évolution chimique en système ouvert au cours du temps car l’eau peut, dans certains cas, entrainer le départ de l’uranium 5, et donc un âge erroné. »

Pour assurer la validité des datations des dépôts carbonatés, les scientifiques du projet ApART ont entrepris des datations croisées sur des mêmes échantillons puis ils ont comparé les résultats de ces deux méthodes de datation indépendantes.

« Nous avons utilisé cette approche dans plusieurs grottes. Et quand nous appliquions les deux chronomètres sur ces couches de calcite, par endroit ils donnaient le même âge – âge qui était en accord avec ce qui est connu de la grotte concernée – et à d’autres endroits ils donnaient des âges complétement différents avec des âges uranium-thorium nettement plus vieux et des âges carbone 14 un peu plus jeunes », détaille Edwige Pons-Branchu.

En complément, le projet ApART a donc mené des analyses minéralogiques de ces échantillons.  « Vu que le système de datation implique l’uranium et le thorium, il faut s’assurer qu’il n’y a pas eu départ ou arrivée de ces deux radioéléments depuis la formation des couches de calcite car cela fausserait la datation », indique Jocelyn Barbarand, enseignant-chercheur de l’Université Paris-Saclay au laboratoire GEOPS. Pour voir si le système a été ouvert, l’idée est de caractériser le nombre de phases présentes à l’intérieur de l’échantillon de calcite, et de chercher des preuves de transformation et de recristallisation. »

Concrètement, l’équipe d’ApART a mené, entre autre, deux datations croisées sur quatre échantillons des grottes de Nerja (Andalousie) en Espagne, grottes dont le contexte archéologique est bien connu grâce aux fouilles et aux datations au carbone 14 faites depuis une vingtaine d’années, en collaboration avec le Pr J.L. Sanchidrian. Les âges obtenus étaient concordant pour l’un des échantillons et correspondaient à une période d’occupation de la grotte, bien datée par ailleurs. Mais pour les trois autres, ils étaient incohérents.

« Nous avons donc fait l’analyse plus poussée des échantillons, et pour les trois dont les âges étaient incohérents, nous avions clairement des évidences de phases secondaires qui ont pu affecter la datation, constate Jocelyn Barbarand. Et pour l’échantillon où les deux méthodes donnaient un âge cohérent, il n’y avait pas de phase secondaire. » Preuve que cette donnée peut être un indicateur du risque que la datation d’un échantillon soit faussée.

Le projet ApART s’est achevé en décembre 2022. Les articles publiés ou en cours de publication, notamment pour la grotte de Nerja, décrivent l’approche utilisée et les résultats obtenus. Le bilan du projet souligne que cette méthodologie « permettra à l’avenir d’obtenir des datations pertinentes et validées grâce à des approches complémentaires (caractérisation des échantillons et confrontation des résultats obtenus par différentes méthodes radionucléaires) tout en répondant aux exigences de conservation des œuvres pariétales ».

1 Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (CEA/CNRS/UVSQ)
2 Géosciences Paris-Saclay (CNRS/Université Paris-Saclay)
3 Institut des sciences analytiques et de physico-chimie pour l'environnement et les matériaux (CNRS/UPPA, IMT Mines Alès)
4 Plus précisément, les datations des dépôts carbonatés donnent un âge limite : minimum quand la calcite est déposée sur le dessin et, maximum, quand elle est située en dessous.
5 Pons-Branchu E. Sanchidrian J.L., Fontugne M., Medina Alcaide M.A., Quiles A., Thil F., Valladas H. (2020), U-series dating at Nerja cave reveal open system. Questioning the Neanderthal origin of Spanish rock art. J. of Archaeological Science. 117 - 105120


Légende : Un signe abstrait dans les grottes de Nerja (Andalousie) en Espagne. © José Luis Sanchidrián (Université de Cordoue, Espagne)

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