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Silicon Valley, un sociologue au royaume de la tech

Silicon Valley, un sociologue au royaume de la tech

05.10.2023, par
Jeunes philanthropes à la conférence annuelle de la Silicon Valley Community Foundation, un organisme caritatif visant à réduire les inégalités raciales et sociales sur le territoire.
Derrière ses airs faussement accueillants, la Silicon Valley est une boîte noire qui se laisse difficilement appréhender. Le sociologue Olivier Alexandre nous en livre les clefs, après plusieurs années passées sur le terrain.

Pourquoi avoir décidé de travailler sur la Silicon Valley ?
Olivier Alexandre1. À l’origine, je suis sociologue de la culture. Je venais de terminer ma thèse sur le cinéma français quand Netflix est arrivé en France en 2014, suscitant beaucoup d’inquiétude dans ce milieu. J’ai donc décidé d’y consacrer mon travail de post-doctorat, pour lequel j’ai été invité par l’université de Stanford, au cœur de la Silicon Valley. Je ne connaissais rien au monde de la tech, et je me suis vite rendu compte des difficultés que j’aurais à enquêter sur une entreprise telle que Netflix. Malgré des abords en apparence faciles – dans la Silicon Valley, tout le monde est en T-shirt, baskets et sweat à capuche, rien à voir avec les codes des lieux de pouvoir en Europe –, j’ai rapidement réalisé qu’il serait impossible d’ouvrir la double boîte noire des entreprises et des technologies. Mon travail sur Netflix s’est soldé par un échec, mais m’a permis de constater qu’il n’existait pas de travaux de sociologie globale sur la Silicon Valley elle-même, ses acteurs, ses règles de fonctionnement. Je me suis donc lancé dans ce travail complètement incertain et un peu fou, moi qui ne connaissais pas grand-chose à l’univers des nouvelles technologies ni à l’histoire de ce territoire.

Le campus d'Apple à Cupertino, Californie. La Silicon Valley est un territoire dense, grand comme deux fois la ville de Paris.
Le campus d'Apple à Cupertino, Californie. La Silicon Valley est un territoire dense, grand comme deux fois la ville de Paris.

Comment votre enquête s’est-elle déroulée ?
O. A. Mon enquête a duré sept ans en tout, dont deux sur le terrain. J’ai fait plus de 2 000 observations et conduit près de 150 entretiens, en essayant de coller au mieux à la démographie de la population et des organisations. Conduire un travail de longue haleine quand on travaille sur la Silicon Valley est un défi en soi, car là-bas, tout bouge très vite. Quand j’ai commencé, Yahoo! faisait partie des géants du numérique ; aujourd’hui, ce nom alimente les plaisanteries dans l’univers des nouvelles technologies. En tant que chercheur, le risque était grand de me focaliser sur la dernière mode et de produire un savoir qui se révèlerait rapidement obsolète. J’ai aussi appris à me méfier du storytelling. Ce territoire fonctionne en racontant des histoires et le danger est de prendre ces histoires au pied de la lettre. La Silicon Valley vit sous le régime du 90/10, 90 % d’échecs pour 10 % de succès, un ratio qui vaut autant pour les start-up qui se lancent que pour les projets développés au sein des grosses entreprises. Raconter des histoires permet aux acteurs de la tech, entreprises mais aussi individus, d’avoir une forme de maîtrise dans un univers extrêmement mouvant, celui de l’innovation, où l’échec est la règle et où l’incertitude est omniprésente. Raconter, c’est contrôler son image, mais c’est aussi se vendre et se soumettre à l’évaluation, dans un univers hautement concurrentiel.

Comment décrire ce territoire de la Silicon Valley ?
O. A. Il est très difficile d’en esquisser les contours, car l’on n’a pas affaire à une entité administrative en tant que telle. Il existe donc très peu de données agrégées permettant de décrire ce territoire. Dans les grandes lignes, la Silicon Valley, c’est 3 millions de personnes qui travaillent directement ou indirectement dans la tech, sur une population totale de 9 millions d’habitants. C’est une situation sans équivalent ailleurs dans le monde, qui crée une société très particulière de gens qui vivent par et pour la technologie. Ce territoire de 200 km2 – deux fois la taille de la ville de Paris – concentre un nombre exceptionnel d’entreprises. Car si l’on parle constamment des Gafam2, la Silicon Valley compte en réalité autour de 15 000 entreprises, dont la majorité sont des petites structures de moins de dix salariés. Google, Netflix, Amazon… participent à créer le mythe de la Silicon Valley, mais ces mastodontes sont l’arbre qui cachent la forêt. Quelques entrepreneurs stars, comme Elon Musk, focalisent l’attention des médias, pourtant c’est près de 35 000 chefs d’entreprise qui essaient de tirer leur épingle du jeu.

 

Google, Netflix, Amazon… participent à créer le mythe de la Silicon Valley, mais ces mastodontes sont l’arbre qui cachent la forêt. On y compte en réalité 15 000 entreprises, dont la majorité font moins de dix salariés.

Il faut ajouter à cela que la géographie de la Silicon Valley dépasse largement les frontières de la seule Californie. Ce lieu est devenu en grande partie un centre de décision et de conception, sans usine, avec des équipes délocalisées, des partenariats et des contrats de sous-traitance sur l’ensemble du continent américain, mais aussi en Europe, en Chine, en Inde, en Afrique… Un exemple parmi tant d’autres : la ville de Nairobi au Kenya est depuis plusieurs années une plateforme de sous-traitance importante pour plusieurs entreprises de la Silicon Valley, comme OpenIA qui développe ChatGPT. Ce territoire qui a l’air bienveillant et souriant, et que l’on imagine volontiers sous les traits d’un geek vingtenaire en T-shirt et baskets, a de multiples visages. Dès que l’on commence à creuser et que l’on se rend compte de toutes ces échelles, on est pris de vertige !

Vous évoquez la figure du geek vingtenaire… Est-ce le profil dominant dans cet écosystème de la Silicon Valley ?
O. A. Le stéréotype du vingtenaire diplômé des grandes universités américaines correspond assez bien à la sociologie des entreprises qui finissent cotées en Bourse. Mais cela représente une toute petite minorité. La Silicon Valley, c’est 50 % de personnes venues d’autres pays. Le poids des diasporas, notamment indienne et chinoise, y est énorme. La sociologie y est également plus âgée que ce que l’on imagine. Chez les entrepreneurs, la moyenne d’âge tourne plutôt autour de 45 ans, et tous n’ont pas fait de grandes universités… Les écarts de revenus sont également importants : il existe tout un continuum entre les 3 000 personnes qui trustent le sommet de la pyramide (les dirigeants de grandes entreprises, les cadres et manageurs clefs, les investisseurs phares, les ingénieurs vedettes, etc.) et les « petites mains de la tech », qui occupent tous les métiers du service (accueil, sécurité, nettoyage, restauration collective…) et vivent dans une grande précarité.

Le soir, "meet up" et concours de pitchs organisés dans des cafés permettent aux nouveaux entrepreneurs de présenter leur projet, en espérant être repérés.
Le soir, "meet up" et concours de pitchs organisés dans des cafés permettent aux nouveaux entrepreneurs de présenter leur projet, en espérant être repérés.

Vous racontez dans le livre avoir eu une expérience de la Silicon Valley très similaire à celle de tous ceux qui viennent y tenter leur chance…
O. A. J’ai eu un mode de vie assez typique de la Silicon Valley. À commencer par les conditions matérielles : les loyers y sont exorbitants, et comme de nombreux arrivants, j’ai dû déménager plusieurs fois et j’ai connu plusieurs colocations en deux ans… La bourse de post-doc dont je disposais était confortable selon les critères français, mais pas selon ceux de la Silicon Valley ! Mes journées elles-mêmes ne dérogeaient pas aux critères locaux. Je me levais à 6 h 30 le matin et me couchais à minuit. Ne connaissant personne sur place, je passais mes journées sur l’ordinateur à réunir des données, et à contacter des gens par Internet avec un taux de réponse que l’on pourrait juger catastrophique : pas plus de 10 % de réponse, dont la moitié seulement débouchaient sur des entretiens. Le soir, entre 18 heures et 20 heures, j’allais assister aux « meet-up » et aux concours de pitchs – des rencontres organisées pour présenter son projet en quelques minutes, avec l’espoir d’être repéré ou de nouer des contacts utiles…

C’est le paradoxe de cet endroit : vu de dehors, on peut penser qu’il s’agit d’un univers ouvert et très amical où tout est possible. De l’intérieur, tout y est beaucoup plus froid et utilitaire, il y a des codes à connaître sans lesquels on a peu de chance de se frayer un chemin jusqu’aux sommets. Ces barrières finissent par peser sur le moral des entrepreneurs. Après l’exaltation des débuts – car celles et ceux qui arrivent ici ont l’impression de toucher leur rêve du doigt –, au bout de quelques mois, c’est une forme de découragement devant l’ampleur des obstacles à surmonter qui prédomine. J’en ai aussi fait l’expérience. Dans les premiers temps, l’enquête n’avançait pas, puis j’ai commencé à comprendre de quelle manière il fallait opérer…

Quelle est la bonne méthode pour aborder ce territoire ?
O. A. Il faut d’abord comprendre la façon dont fonctionne la sociabilité dans la Silicon Valley. On ne peut rien y faire sans réseau. Il existe plusieurs matrices de réseaux : ce peut être l’université que l’on a faite, la ou les entreprises par lesquelles on est passé, les loisirs – yoga, kit surf, vélo, escalade, festival du Burning Man... La diaspora d’appartenance constitue un point d’entrée central. La Silicon Valley est un territoire de migrants – on n’y naît pas, on y arrive –, et le réseau des expatriés constitue pour tout nouvel arrivant un gisement de contacts, d’appuis, d’information et de relais. Ceux et celles qui viennent de poser leurs valises, dont les Français, peinent parfois à le mesurer : fuir ses compatriotes s’avère contre-productif, car là-bas, les sociabilités sont adossées à des communautés. La communauté française sera donc une ressource précieuse pour les Français fraîchement arrivés.

Conférence Google à Mountain View, Californie. La Silicon Valley, c’est 50 % de personnes venues d’autres pays. Le poids des diasporas, notamment indienne et chinoise, y est énorme.
Conférence Google à Mountain View, Californie. La Silicon Valley, c’est 50 % de personnes venues d’autres pays. Le poids des diasporas, notamment indienne et chinoise, y est énorme.

 

La Silicon Valley est un territoire de migrants et le réseau des expatriés constitue pour tout nouvel arrivant un gisement de contacts et d’information. Fuir ses compatriotes s’y avère donc contre-productif !

Notez qu’il y a un art de développer son réseau social, qui est propre à la Silicon Valley. Le mot d’ordre, c’est l’« introduction », un anglicisme qui fait référence aux modalités de mise en relation. Là-bas, les réseaux sont toujours trinaires. Si A veut rencontrer C, il doit passer par B, qui connaît A et C. Il est inutile, ou du moins très aléatoire, de s’adresser directement à C. B joue le rôle d’interface et de garant. Ce faisant, B crée une créance envers A et peut-être à terme envers C. Dans cet univers entièrement organisé autour de l’innovation, il est impossible pour les acteurs de savoir à l’avance ce qui va marcher, d’autant que des visages nouveaux apparaissent en permanence. La seule chose que l’on peut faire, c’est essayer d’évaluer la qualité des personnes. L’« introduction » constitue à cet égard un filtre. Le revers de tout cela, c’est qu’il est très difficile de faire des rencontres qui ne soient pas intéressées lorsqu’on vit dans la Silicon Valley, même dans le cadre des loisirs. On est sur un marché d’opportunités, où chacun est susceptible d’envisager l’autre comme un moyen et une commodité.
 

Y a-t-il d’autres conventions propres à cet univers ?
O. A. Il y a des règles de base à connaître, des conventions qui semblent triviales mais vous disqualifient si vous ne les maîtrisez pas : arriver à l’heure aux rendez-vous, toujours se baser sur de la data, être capable de mettre en récit son projet entrepreneurial (c’est le fameux storytelling), répondre aux courriels que l’on reçoit le jour même, rédiger des messages synthétiques et clairs – les gens ici ont peu de temps et beaucoup de sollicitations. Et surtout, éviter l’humour et les « trucs en plus » qu’affectionnent les Français… Toutes ces conventions visent à faire circuler l’information de la manière la plus efficace possible et doivent aider à faire le tri entre les bonnes et les mauvaises informations, entre les bons et les mauvais projets. Dans la Silicon Valley, il y a un credo : une idée en soi ne vaut rien, ce qui compte c’est sa mise en pratique – à quel problème elle répond, quel marché elle vise, avec quelle solution technique, et surtout, avec quelle équipe ? C’est une approche très concrète que les Européens ont parfois du mal à avoir.

Le festival du Burning Man, dans le désert du Nevada, déplace chaque année 80.000 personnes. Un quart viennent de la Silicon Valley avec l'espoir de stimuler leur créativité.
Le festival du Burning Man, dans le désert du Nevada, déplace chaque année 80.000 personnes. Un quart viennent de la Silicon Valley avec l'espoir de stimuler leur créativité.

Quel rôle joue le festival du Burning Man dans cet écosystème ?
O. A. Le Burning Man, pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas, est né sur la plage de San Francisco en 1986. C’est une rencontre très associée à la contre-culture, avec des artistes, des performers, des technologues plus ou moins libertaires… Interdit, le festival s’est délocalisé dans le désert du Nevada, où il n’a cessé de grossir d’année en année, jusqu’à atteindre 80 000 participants lors des dernières éditions. Un quart de ces personnes viennent de la Silicon Valley, notamment de grandes entreprises comme Facebook, Google…

 

La Silicon Valley est un paradoxe politique. Le progressisme social le plus avancé – recours aux mères porteuses, congélation des ovocytes des salariés –, cohabite avec un capitalisme débridé, qui tourne le dos à l’État Providence.

Le Burning Man est assez fascinant : il y a une dimension folklorique, avec des personnes qui déambulent nues durant toute la durée de l’événement, des drogues... Le « Man », une structure en bois monumentale construite au milieu de ce campement géant, est brûlé à l’issue du festival. Les gens de la Silicon Valley mettent en avant l’« expérience » qu’ils y vivent, le fait de devoir survivre une semaine en milieu hostile – un désert où il fait moins de zéro la nuit et plus de quarante degrés le jour. Le tout est censé stimuler la créativité, aider à déconstruire son identité et à trouver « son » projet. La légende veut, par exemple, que Philip Rosedale y ait eu l’idée de Second Life…
 

Vous évoquez le libertarianisme du festival du Burning Man. La Silicon Valley, elle-même, semble un curieux mélange entre une culture ultracapitaliste et des idéologies très décalées…
O. A. La Silicon Valley fait preuve d’innovation également sur le plan idéologique avec de grands courants qui la traversent comme le libertarianisme (liberté d’initiative, liberté d’expression, liberté de la technologie…) qui voit l’État comme une menace dès lors qu’il remet en cause ces libertés, le transhumanisme, la pensée de la singularité ou encore le long-termisme. Ce dernier courant de pensée réfléchit au moyen de préserver le potentiel humain à très longue échéance, en termes de progrès technologique principalement. L’idée est d’essayer de se projeter à l’échelle de plusieurs centaines d’années, afin de se demander comment sauver et optimiser les potentielles innovations à venir durant ce laps de temps. Ces idéologies se diffusent via des publications en ligne, des cercles de rencontres à l’interface entre le monde de l’entreprise, des universités et des fondations.

Quels sont les grands défis auxquels va devoir répondre la Silicon Valley dans les décennies qui viennent ?
O. A. Sur le plan politique, la Silicon Valley est un paradoxe. Le progressisme social le plus avancé – mariage gay, droit à l’avortement, recours aux mères porteuses, congélation des ovocytes des salariées –, cohabite avec un capitalisme débridé, qui tourne le dos à l’État Providence tout en usant de stratégies de lobbying agressives. Ce territoire se présente comme méritocratique, alors qu’il fonctionne comme une aristocratie, autour de Stanford et de quelques milliers d’individus qui trustent les premiers rôles. Il se présente comme une industrie servant le meilleur, alors qu’il est le centre de décision d’une chaîne de production bâtie sur l’échange inégal : exploitation des terres rares, fabrication des composants par des sous-traitants chinois, modération des contenus externalisée dans des pays aux normes sociales et environnementales très en deçà des normes occidentales, solutions dites « immatérielles » mais qui reposent sur une industrie clairement polluante, accroissement des inégalités sous couvert d’interconnectivité… Ce sont ces contradictions que le monde de la tech devra affronter et assumer au XXIe siècle.♦

À lire
La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde, Olivier Alexandre, Seuil, mars 2023, 560 pages, 23€.

 

Notes
  • 1. Olivier Alexandre est sociologue, chargé de recherche au Centre Internet et Société du CNRS.
  • 2. Acronyme qui renvoie aux cinq plus grandes plateformes numériques : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.

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