Donner du sens à la science

Décrypter le langage de l'improvisation

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CNRS_Improvisation musicale

 

Nous exprimons-nous de la même manière dans les différentes situations de la vie courante ? En réunion, au téléphone ou en conversation privée, nos modes d’expression changent et s’adaptent. Une mécanique qui ne concerne pas seulement l’expression verbale. Derrière les murs de l’IRCAM - l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique / musique, une équipe composée d’un musicologue, d’une psycholinguiste et d’un philosophe s’intéresse à l’expression musicale dans sa forme la plus libre : l’improvisation. Se pourrait-il que des musiciens communiquent eux aussi différemment selon qu’ils soient ensemble ou séparés et quel impact cela a-t-il sur leur créativité ?

 

Pour tenter de le découvrir, les scientifiques ont choisi d’étudier un style musical très particulier qui a émergé dans les années 60 : l’improvisation libre. Un genre qui réclame de dialoguer avec l’autre sans partition, ni thème déterminé.

 

Pierre SAINT-GERMIER – Philosophe

La musique improvisée c’est un genre de musique qui est fascinant parce que c’est un genre de musique où les musiciens ne prévoient pas à l’avance ce qu’ils vont jouer.. Et là ça pose vraiment la question de savoir comment ils se coordonnent. Est-ce que même ça a un sens de dire qu’ils sont coordonnés ? Et si ça a un sens comment est-ce qu’ils font, quels sont les mécanismes et conceptuellement aussi quels genres d’actions ils font ensemble ? Est-ce que c’est une action collective qui est de même nature que celle que font les musiciens quand ils ont une partition commune ou est-ce que c’est une autre forme d’action collective ? Est-ce qu’elle est moins collective, plus collective ? C’est vraiment un réservoir, un laboratoire très intéressant pour poser des questions plus générales au sujet de la coordination et de l’action collective.

 

Pour les besoins de cette étude, les chercheurs de l’IRCAM n’ont quant à eux rien improvisé. Ils ont convoqué une vingtaine de musiciens pour conduire une expérience. Trompette, basse, saxophone ou encore alto vont former des duos le temps de quelques improvisations. Les musiciens qui participent ne se connaissent pas tous et jouent parfois ensemble pour la première fois. Réunis en studio, ils vont improviser dans la même pièce durant environ 5 min. L’occasion de mettre en place un dialogue complexe.

 

Clément CANONNE – Musicologue

En fait l’idée est assez simple : un musicien qui va essayer de faire quelque chose de créatif, d’original, de singulier, qui a certaines propriétés esthétiques va manipuler tout un tas de paramètres. Il va manipuler les hauteurs, la dynamique, le timbre, la texture etc. L’idée c’est qu’en fait quand on est plusieurs parmi ces choses que l’on manipule il y a aussi l’interaction, c’est-à-dire la manière qu’on a de se comporter l’un avec l’autre. La manière qu’on a de se lier les uns avec les autres. L’idée de ce protocole c’est de voir comment l’interaction devient une ressource pour l’action collective et créative.

 

Le second volet de l’expérience étudie l’effet de l’interaction physique et visuelle sur le dialogue entre musiciens. Ils vont cette fois devoir improviser mais dans deux pièces différentes, le contact avec l’autre musicien ne se faisant qu’à travers un casque d’écoute. S’autorise-t-on les mêmes choses lorsque l’autre n’est plus présent physiquement et quels signaux utiliser alors pour communiquer avec lui ?

 

Louise GOUPIL – Psycholinguiste

Il y a pas mal de parallèles que l’on peut faire entre la communication langagière et la communication musicale. Il y a une différence assez fondamentale c’est que la communication musicale se fait sur la base d’une espèce de code qui est très sous-déterminé alors que dans la communication linguistique il y a un code qui est bien plus déterminé avec des mots dont on a construit un sens. En musique il y a aussi des connaissances communes que les musiciens ont entre eux et qui leur permettent de communiquer mais ça va être souvent des choses qui sont beaucoup moins déterminées, ça ne va pas être « passe-moi le sel » ou « ferme les rideaux », ça va être plutôt des directions par exemple « tiens là on va essayer de changer ce qu’on est en train de faire » ou « moi je viens vers toi ou je m’éloigne ». Donc ça va être plutôt des espèces de signaux qui sont envoyés mais qui sont très sous déterminés par rapport à la communication linguistique.

 

 

 

À la sortie du studio d’enregistrement, les musiciens vont être mis à contribution pour annoter leurs performances. Isolés dans un box insonorisé, ils vont devoir réécouter leurs improvisations et tenter de les évaluer. Les scientifiques s’appuient sur un programme qui permet au musicien de signaler si à un moment donné il a plutôt joué avec, contre ou sans son partenaire. Casque sur les oreilles, les musiciens vont ainsi pouvoir décrire leur jeu en temps réel pour chacun des morceaux. Des données qui vont permettre aux scientifiques de décrypter le fonctionnement de l’improvisation et de définir l’impact de l’interaction physique.

 

Clément Canonne – Musicologue

Pour chaque musicien et pour chaque duo on peut regarder le degré d’incongruence qu’ils ont introduit dans leur musique, c’est-à-dire à quel point ils se sont éloignés de ce « jouer avec » justement, à quel point ils n’ont pas voulu être dans l’imitation, la similarité de ce que faisait l’autre. Et l’autre chose que l’on peut regarder c’est est ce qu’ils ont oui ou non la même posture d’interaction. Est-ce que les interactions sont symétriques ou est-ce qu’au contraire quand l’un joue « avec » l’autre tend à jouer « contre », etc… Et il y peut être une sorte de distance entre les deux points, le point du musicien A et du musicien B, qui optimise la relation entre les deux musiciens pour avoir un résultat qui soit peut-être plus original, plus esthétiquement satisfaisant.

 

Cette étude n’en est qu’à ses débuts. Dans quelques mois, les improvisations enregistrées vont être soumises aux oreilles d’auditeurs, amateurs ou non de ce type de musique. À leur tour ils devront annoter leur écoute et évaluer la créativité de ces morceaux. En superposant ces sensations d’auditeurs avec les intentions de jeu des musiciens, les scientifiques pourraient isoler les paramètres qui rendent une conversation musicale plus créative qu’une autre.

Une formule magique dont le secret réside pour l’instant entre les lèvres et les doigts de ces musiciens à part. 

Décrypter le langage de l'improvisation

07.04.2020

Le dialogue qui émerge entre deux musiciens qui improvisent ensemble suit-il des codes semblables au langage ? Une équipe de scientifiques tente de le découvrir grâce à une expérience astucieuse menée au laboratoire STMS.

À propos de cette vidéo
Titre original :
Les secrets de l'improvisation
Année de production :
2020
Durée :
6 min 54
Réalisateur :
Pierre de Parscau
Producteur :
CNRS Images
Intervenant(s) :
Clément Canonne – CNRS
Louise Goupil
Pierre Saint-Germier
Sciences et Technologies de la Musique et du Son – STMS
CNRS / Sorbonne Université / IRCAM / Ministère de la Culture
Journaliste(s) :

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