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Minorités riches : un bouc-émissaire idéal pour les autocrates
15.03.2023, par Yann Bramoullé, Sophie Bourlet, Pauline Morault
Mis à jour le 14.03.2023

Les minorités ethniques riches présentent un double avantage pour les autocraties : elles sont importantes pour l’économie et font de parfaits boucs émissaires en cas de colère populaire. Un phénomène bien utile pour dévier le ressentiment dirigé contre les autorités locales et retarder un changement de régime.
 

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.

Sur l’île de Madagascar, les kidnappings font rage. En ligne de mire des demandeurs de rançons : les indo-pakistanais, considérés comme plus aisés économiquement. Les clichés sur la richesse des « karanas » en font une cible de choix : sur la seule année 2017, quinze personnes d'une communauté qui en compte 15 000 avaient été enlevées. Malgré la constitution d’une équipe de police dédiée au phénomène, le pouvoir tarde à se saisir de la question des enlèvements à Madagascar. La minorité indienne de Madagascar servirait-elle de bouc émissaire à l’élite locale ? Car sur la Grande Île, selon la Banque Mondiale, 81 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté.

Les deux économistes Yann Bramoullé et Pauline Morault ont travaillé sur le lien entre les minorités ethniques riches, les responsables de gouvernements non démocratiques et les peuples en colère en modélisant les interactions entre ces trois paramètres.

Les minorités riches : un atout au jeu des autocrates

Historiquement, les minorités ethniques riches ont joué un rôle économique central, notamment dans de nombreux pays en voie de développement. Les communautés chinoises en Asie du Sud-est, indiennes en Afrique de l’Est ou encore juives dans l’Europe médiévale, ont participé à façonner le paysage économique national. Elles investissent, sont vectrices de croissance et surtout, pourvoyeuses de taxes qui permettent le bon fonctionnement des États.

La majorité du temps, les élites locales cherchent à attirer ces groupes, sous la forme de permis d’importation avantageux ou d’attributions de contrats publics. Le président kenyan Daniel arap Moi, lors de sa prise de fonction en 1978, avait garanti la liberté économique à la communauté minoritaire indienne, discriminée depuis l’indépendance, et avait proposé à quelques-uns d’entre eux des opportunités lucratives.

Pourtant, en 1982, la Kenyan News Agency diffuse un discours1 du même président accusant la communauté indienne de « ruiner l’économie nationale », accompagné de menaces d’expulsions. Des pénuries de riz et de farine avaient frappé le pays quelques mois plus tôt, ils étaient devenus la cible idéale pour cristalliser la colère des habitants, face à la détérioration de leur situation économique.

Le coupable idéal

Ce phénomène de redirection des violences, Amy Chua, une chercheuse américaine, en a donné de nombreux exemples dans un livre publié en 2007, Le Monde en feu. Elle-même originaire de la minorité chinoise des Philippines, elle y fait référence à des groupes aussi divers que les Kikuyus au Kenya, les Tutsis au Rwanda, les Russes en Asie centrale, les Blancs en Afrique du Sud ou les Tamouls au Sri Lanka. Sa thèse de la minorité dominante du marché peut être étendue aux juifs de l’Allemagne de Weimar et de l’empire Russe.

Les chercheurs Yann Bramoullé et Pauline Morault montrent qu’un État qui possède une minorité ethnique riche connaîtra moins d’événements violents à son encontre qu’un État qui n’en possède pas. En transformant les élites économiques en coupables idéals, les élites politiques peuvent acheter la paix sociale et se maintenir au pouvoir plus longtemps. Les deux chercheurs développent dans leur recherche un modèle, basé sur de précédentes recherches2, qui explore la relation entre les élites politiques, le mécontentement populaire et les minorités riches, en se plaçant dans un contexte purement économique, sans considération de religion, de haine ou d’identité.

Un habile jeu de taxes

Selon ce modèle, les élites politiques peuvent même, au-delà des discours, agir économiquement sur la désignation du bouc émissaire, grâce à un habile jeu de taxes. Lorsque la majorité pauvre se soulève, le mécontentement populaire est dirigé vers l’une ou l’autre des élites. Si la communauté riche est beaucoup plus riche que le gouvernement, la violence sera naturellement dirigée vers elle. Dans le cas contraire, et si la menace de violence est très élevée, les autorités locales peuvent choisir de se servir de la minorité riche comme d’un bouc émissaire en diminuant les taxes qui lui sont imposées pour la rendre plus riche encore, ou même en redistribuant de l’argent à la majorité pauvre pour rendre le gouvernement plus pauvre. Ainsi la minorité riche redevient une cible plus évidente.

Une crise économique, une instabilité politique, la capacité du peuple d’agir collectivement et de manière violente et les potentielles actions d’un gouvernement populiste vont également amplifier ce phénomène. De plus, en dehors des considérations purement économiques, les autocrates peuvent par exemple utiliser les médias qu’ils ont bien souvent sous leur contrôle, pour inciter à la haine ou détourner l’attention, comme l’a fait le président kenyan Daniel arap Moi dans les années 80.

Coûteux et peu rationnel, le sacrifice de son élite économique est cependant une solution de dernier recours. Si la menace de violence n’est pas assez élevée, il est bien plus avantageux de maintenir les taxes à leur niveau optimal pour les redistribuer à la majorité pauvre et ainsi acheter la paix sociale et réduire les violences.

Silhouettes représentant des élites opérant dans l’ombre © Pressmaster / Adobe.stock.com

Quand les élites fusionnent

Dans certains cas, les élites politiques et économiques peuvent créer des liens forts et l’effet de bouc émissaire se réduit ou disparaît. Le général Suharto, à la tête de l’Indonésie de 1968 à 1998, avait mis en place une politique très généreuse envers la communauté chinoise, en cédant par exemple à quelques-uns de ses amis des franchises dans le secteur bancaire ou les télécoms. En échange, ceux-ci ont investis dans les projets des proches du général, comme un parc d’attractions à la demande de sa femme. En 1994, il a violemment réprimé les manifestations ouvrières anti-chinoises, et a étouffé toute velléité à l’encontre de cette communauté jusque dans la presse.

Ainsi l’effet diminue en cas d’intégration sociale. Les élites locales sortent de leur considération économique pour agir de manière plus altruiste envers ces communautés. Dans ce cas, il était inenvisageable pour le général Suharto de sacrifier sa minorité riche et les deux groupes d’élite politique et économique étaient considérées comme tous les deux coupables de la mauvaise gestion du pays. Après la destitution du général en 1998, de violentes exactions ont visé la communauté chinoise, privée de son lien avec le pouvoir.

La communauté indienne d’Afrique de l’Est ne connaît pas cette intégration. Elle fréquente des quartiers, des écoles, des hôpitaux, et des clubs communautaires. Elle est bien plus victime d’exaction que la communauté chinoise de la région, implantée en même temps et aussi puissante économiquement, mais considérée comme mieux intégrée. Une prédiction du modèle serait que le mélange culturel et économique entre les communautés, notamment à travers les mariages et l’éducation mixtes ou encore l’embauche de salariés locaux, pourrait conduire à une interdépendance qui réduirait le phénomène de bouc émissaire.

Retarder la démocratie

De manière générale, plus les communautés ethniques riches deviennent riches et plus la majorité devient pauvre, plus le phénomène s’amplifie. Or, la mondialisation de ces quarante dernières années a fortement aggravé le phénomène des inégalités. Celles-ci sont particulièrement frappantes dans le cas de l’Afrique subsaharienne.

Dans ce contexte, le phénomène de bouc émissaire envers les minorités riches a permis aux autocraties de se maintenir en place et de retarder des changements de régime vers une démocratie, de redistribuer le pouvoir ou d’engager des réformes structurelles, face à la colère populaire. Selon de précédentes recherches, la menace d’une violence populaire joue un rôle critique dans le processus de démocratisation, et ici, elle est redirigée à loisir vers les minorités étrangères.

La pandémie qui a touché le monde en 2019 a de son côté accéléré une crise de la démocratie, avec un retour de l’État en force, alors que de nombreux groupes sont ressortis perdants de la globalisation. Accueillies ou rejetées au fil de l’histoire par les États, les minorités ethniques riches ont en tout cas toujours servi d’instrument de manipulation aux pouvoirs autocratiques.

Notes

1. The New York Times (Special) « Kenyan says Asian merchants ruin economy", February 7, 1982.
2. Acemoglu D., Robinson J. A., 2005, "Economic Origins of Dictatorship and Democracy. Cambridge University Press".Cambridge: Cambridge University Press.

Référence

Bramoullé Y., Morault P., 2021, 'Violence against Rich Ethnic Minorities : A Theory of Instrumental Scapegoating", Economica, 88(351), 724‑754.

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