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Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

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Mariage, guerre, argent… ? L’héritage aux origines de l’État moderne
19.10.2022, par Èric Roca Fernández, Lou Roméo
Mis à jour le 27.10.2022
Pourquoi a-t-on privilégié les hommes plutôt que les femmes en matière d’héritage tout au long du Moyen Âge ? Grâce à une simulation mathématique, l'économiste Èric Roca Fernández montre que cet avantage systématique donné aux hommes a contribué à transformer des fiefs féodaux européens en États modernes. Explications dans ce nouveau billet du blog Dialogue économique.

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.

Une succession peut diviser une famille et parfois conduire à la guerre ! Le 1er février 1328, Charles IV, roi de France et de Navarre, décède sans héritier mâle. Son cousin Édouard III, futur roi d’Angleterre, se trouve écarté de la succession. La cause ? Son lien avec la famille du roi de France passe à travers sa mère, qui a le malheur d’être une femme. Cette décision sera à l’origine d’un conflit qui durera 116 ans : la guerre de Cent Ans !

Car Édouard III aurait pu monter sur le trône de France en cas de succession selon la règle de primogéniture cognatique, ou absolue, qui fait du premier né l’unique héritier, quel que soit son genre. Malheureusement pour lui, les Capétiens étaient adeptes de la primogéniture agnatique, ou masculine, imposée par la loi salique et excluant les femmes de toute succession1.

Ces deux règles ont en commun de fonctionner sous le régime de la primogéniture, c’est-à-dire de privilégier un héritier unique, l’aîné. Ce mode de succession, majoritaire au Moyen Âge, a permis aux domaines et aux patrimoines d’être transmis de génération en génération en restant intacts… et de devenir, au fil des guerres et des mariages, les États modernes que nous connaissons.

tableau d'un mariage au moyen-âge
Mariage de Bohemond Ier de Tarente, Prince d'Antioche et de Constance, fille de Phillipe Ier de France en 1106, miniature de la fin du XVe siècle, British Library.​
©
British Library, Royal 15 E. I, f.170

La guerre, outil de construction des États

L’économiste Èric Roca Fernández s’est penché sur ce processus millénaire pour comprendre quels mécanismes ont participé à transformer les fiefs féodaux en États modernes. Adoptant une approche originale, il crée un modèle théorique qui simule les luttes féodales et oppose trente domaines les uns aux autres sur 25 générations.

À la manière d’un jeu de société, à chaque génération — qui correspond à un tour —, le seigneur accomplit trois actions. Il commence par se marier avec un héritier de fortune équivalente. Ce mariage lui apporte des terres, qu’il ajoute à son domaine. Ensuite, il investit dans son fief et engage des soldats en fonction de ses moyens. Enfin, il participe à un conflit face à un autre seigneur pour tenter d’agrandir son territoire, la victoire allant à celui qui dispose du plus grand nombre de soldats. Le vainqueur accapare les terres du vaincu, une dynastie se renforce, l’autre s’affaiblit. Et la partie reprend à la génération suivante.

Ainsi, à chaque génération, la taille des territoires évolue de façon dynamique en fonction de l’issue de la guerre. Les conflits sont en effet reconnus par les économistes comme un facteur d’accroissement de la capacité d’État, entendue comme le « degré de contrôle que les agents de l’État exercent sur les personnes, les activités et les ressources relevant de la juridiction territoriale de leur gouvernement2 ». La guerre pousse en effet les seigneurs à constituer une armée et à lever des impôts pour l’équiper, la nourrir et la payer. Mener à bien une guerre impose donc une meilleure gestion des finances et permet au vainqueur d’agrandir son territoire, ce qui renforce son État.

La continuité dynastique, de père en fils

Mais le mariage joue également un rôle dans le maintien d’une dynastie. En effet, c’est en ayant un héritier que le seigneur peut transmettre son domaine et espérer qu’il se renforce de génération en génération. Cet espoir, celui de voir son nom attaché durablement à une terre, s’appelle la probabilité de continuité dynastique. Et il joue sur les chances du seigneur de remporter la guerre.

Èric Roca Fernández considère en effet que la stabilité du pouvoir incite le seigneur à investir dans son État : sûr de conserver durant plusieurs générations le prestige associé à sa terre et à son nom, le seigneur sera poussé à engager davantage de dépenses pour développer son domaine. Le cercle est vertueux : ces investissements renforcent son État naissant, ce qui augmente ses chances de remporter la guerre.

Mais la probabilité de continuité dynastique dépend de la règle d’héritage en vigueur dans la région. Comme, en Europe, le nom de famille est traditionnellement transmis par le père aux enfants, si une femme hérite du domaine, son nom et sa dynastie disparaîtront au profit de ceux de son mari. C’est donc seulement en cas d’un héritage discriminant les femmes, basé sur une règle de primogéniture dite masculine ou agnatique, que la probabilité de continuité dynastique est élevée. Favoriser le fils aîné aux dépens de ses frères et sœurs assure aux seigneurs de voir leurs noms durablement associés à leurs terres et stimule ainsi les investissements, qui favorisent le développement des capacités de l’État.

Le mariage, source de terre et de pouvoir

À l’inverse, si les femmes aînées peuvent également hériter, dans le cas d'une règle de primogéniture cognatique, la probabilité de continuité dynastique est plus faible. Chez les Normands, par exemple, les filles aînées pouvaient hériter… Mais chaque union signait la fin d’une dynastie, puisque les épouses unissaient alors leurs terres à celles de leur mari et prenaient son nom de famille.

L’héritage des femmes permettait par contre de réaliser davantage de mariages entre héritiers, puisque davantage de femmes pourvues étaient disponibles sur le marché matrimonial. Et ces mariages avaient un intérêt de taille. En réunissant deux domaines en un, ils permettaient au couple de s’enrichir très vite ! L’effet de richesse ainsi obtenu augmentait et favorisait lui aussi la construction de l’État : plus riches, les seigneurs pouvaient investir davantage et engager plus de soldats. Ils avaient donc plus de chances de gagner la guerre.

Armure de cavaliers et de leurs destriers
Cavaliers et destriers en armures, Metropolitan Museum, New York 
© Photographie par Ember Navarro sur Unplash

C’est un des points que fait apparaître la simulation conçue par Èric Roca Fernandez : en cas de primogéniture cognatique, l’effet de richesse apporté par les mariages entre héritiers compense, à court terme, la moindre probabilité de continuité dynastique. Sur quelques générations, l’effet de richesse participe ainsi à la construction de l’État au même titre, voire un peu plus rapidement, que les investissements encouragés par une forte continuité dynastique.

Guerre et mariage dans un royaume

Faut-il conclure pour autant que le Moyen Âge européen s’est fourvoyé en appliquant une règle sexiste irrationnelle ? Non… car les effets de ces deux règles d’héritage — richesse contre continuité dynastique — évoluent dans le temps.

En simulant l’évolution de la taille des fiefs génération après génération, investissement après investissement, mariage après mariage et conflit après conflit, Èric Roca Fernandez montre ainsi l’importance de la temporalité. À court terme, l’effet de richesse permis par les mariages entre héritiers renforce les capacités de l’État plus rapidement que lorsque seuls les hommes héritent. Mais sur quelques générations, la situation s’inverse !

En effet, comme les territoires tendent à s’unifier au gré des conflits, l’effet de richesse induit par les mariages entre héritiers s’atténue au fil des générations. Et c’est finalement la règle de primogéniture masculine qui l’emporte, en favorisant le plus la construction de l’État sur le long terme. Finalement, pour investir, il était plus important pour les seigneurs de savoir leur nom durablement attaché à la terre que de faire un beau mariage !

C’est pourquoi la règle de primogéniture agnatique, ou masculine, a dominé en Europe occidentale durant tout le Moyen Âge3… et jusqu’en 2013 pour la couronne britannique !
 

Référence 

Roca Fernández, Èric. 2021. “In the Name of the Father: Inheritance Systems and the Dynamics of State Capacity.” Macroeconomic Dynamics 25 (4): 896–923.

 

Notes
  • 1. En France, il faudra attendre la Révolution française pour que les cartes soient rebattues avec l’instauration de l’égalité des genres dans la succession en 1790 (décret du 15 mars 1790 abolissant les droits d’ainesse et de masculinité sur les biens nobles ; décret du 8 avril 1791 sur l’égalité entre héritiers ab intestat) cf. la législation successorale de la Révolution entre l’idéologie et la pratique, in Itinéraire(s) d’un historien du droit, Jacques Poumarède, p.307.
  • 2. McAdam, D., S. Tarrow et C. Tilly (2001) Dynamics of Contention. Cambridge Studies in Contentious Politics. Cambridge : Cambridge University Press.
  • 3. Kotlyar (2018, p. 170) « la préférence pour les mâles était pratiquement universelle dans l’Europe féodale, reflétant l’origine initiale des fiefs »

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