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Les grandes villes américaines : fabriques d’inégalités professionnelles ?
29.03.2024, par Elisa Dienesch, Timothée Vinchon
Mis à jour le 29.03.2024

Les grandes villes américaines connaissent une augmentation plus rapide de la part des emplois hautement qualifiés et des emplois faiblement qualifiés. Pour les économistes Fabio Cerina, Elisa Dienesch, Alessio Moro et Michelle Rendall, ce phénomène peut s’expliquer par des chocs de technologie qui favorisent la productivité des travailleurs les plus qualifiés. Incités à augmenter leur temps de travail, ces travailleurs qualifiés vont augmenter leur consommation de services à la personne pour effectuer leurs tâches domestiques, alimentant ainsi la demande pour des emplois à faible qualification. 

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
 

Il est 21 h, vous sortez de votre bureau situé dans le quartier d’affaires de New York, vous demandez à la baby-sitter de réceptionner un colis Amazon avant que vous n’arriviez, puis vous commandez un bo bun qui sera livré pile à l’heure pour votre retour au domicile. Bien que fictif, ce récit décrit un scénario de plus en plus commun dans les grandes métropoles urbaines que les économistes Fabio Cerina, Elisa Dienesch, Alessio Moro et Michelle Rendall appellent « polarisation spatiale des emplois ». Dans les grandes villes américaines plus qu’ailleurs, là où les avancées technologiques sont plus rapides, on trouve de plus en plus de profils de travailleurs hautement qualifiés, mais aussi une augmentation considérable de « petits boulots », effectués par des travailleurs faiblement qualifiés.

Le progrès technique, générateur d’inégalités ?

La polarisation des emplois fait écho à deux phénomènes : le déclin des « classes moyennes » et la montée des inégalités extrêmes1. Sur le marché du travail, on observe une distribution des compétences, autrement dit un spectre représentant la répartition des emplois par niveau de qualification, allant des moins qualifiés ou plus qualifiés. Le marché se polarise lorsqu’il y a une augmentation simultanée de la proportion des travailleurs très qualifiés (managers, ingénieurs, professions intellectuelles) et de la proportion des travailleurs très peu qualifiés (employés dans les services à la personne), au détriment des emplois moyennement qualifiés (techniciens, professions intermédiaires ou administratives…)2

Livreur à vélo sous la pluie à New York Livreur à vélo sous la pluie à New York. Photographie par Clay Banks sur Unsplash
 

Mais quelles sont les sources de ce phénomène ? La recherche en économie s’est d’abord concentrée sur la destruction des emplois moyennement qualifiés, principalement liés au secteur industriel, et très généralement associés à des tâches routinières. La première explication fournie est donc naturellement basée sur l’automatisation des tâches, autrement dit la substitution du travail routinier par du capital3.

Des travaux plus récents s’intéressent à la polarisation du marché du travail en cherchant à expliquer l’augmentation des travailleurs très ou peu qualifiés. La principale hypothèse formulée suggère que c’est le progrès technique qui a joué un rôle central depuis les années 80 et notamment pour les technologies dont seuls les travailleurs très qualifiés peuvent se saisir. Les travailleurs très qualifiés, de fait plus productifs, vont être incités à travailler plus (car leur taux de salaire augmente), et vont ainsi diminuer leur temps passé à leur domicile et donc diminuer les heures dédiées aux tâches domestiques. En conséquence, l’accroissement des heures travaillées par les individus très qualifiés va générer une demande croissante pour des services à la personne, effectués par des travailleurs peu qualifiés (gestion des enfants, de la maison, restauration rapide, livraison des courses, pressing…), ce qui va générer la polarisation aux extrémités de notre distribution des compétences. On parlera d’externalités de consommation. Des chercheurs ont démontré que ce mécanisme est fondamentalement lié à l’insertion des femmes sur le marché du travail à partir des années 80 aux États-Unis4.

La dimension spatiale de la polarisation du marché du travail

Pourquoi les grandes villes devraient être plus touchées par ce phénomène ? Deux raisons peuvent être avancées. D’une part, il a été démontré que ces chocs de technologie qui favorisent les gains de productivité des très qualifiés, ont été plus intenses dans les grandes zones métropolitaines5. D’autre part, ces externalités de consommation sont par nature locales (on consomme des services sur notre lieu de résidence). On fait souvent référence à ces services en parlant du secteur « non échangeable » pour illustrer le caractère très localisé de la consommation de ces services. Les chercheurs vont donc formuler l’hypothèse que la polarisation du marché du travail devrait être plus intense dans les très grandes villes et donc endosser une dimension spatiale, qui n’avait jusque-là pas été étudiée dans la littérature.

Pour étudier ce phénomène, ils ont catégorisé les villes des États-Unis en s’appuyant sur les recensements nationaux de 1960, 1980 et 2008. Ils distinguent 218 zones métropolitaines, rassemblant 63 % de la population nationale en 1980 et 71 % en 2008. Ces 218 zones ont ensuite été classées dans des catégories en fonction de leur taille en 1980, afin de définir des groupes de villes en fonction de leur taille, en utilisant différents seuils statistiques (médianes, terciles, quartiles). Ils ont ainsi pu observer que les grandes villes se polarisent davantage puisque les parts des emplois fortement et faiblement qualifiés ont augmenté plus vite, et ce d’autant plus que la définition d’une grande ville « s’extrêmise ».

Un modèle pour identifier et quantifier le rôle du progrès technique

Les auteurs ont développé un modèle théorique permettant d’analyser la dimension spatiale de la polarisation du marché du travail. Ce modèle doit permettre d’étudier les choix de localisation de travailleurs entre petites et grandes villes, dotées d’une fonction d’utilité qui tient notamment compte du salaire perçu, basé sur leur niveau de qualification, des prix des biens consommés (dont les services domestiques) et du prix de l’immobilier.

Ce modèle va pouvoir être utilisé pour isoler et quantifier l’importance du rôle de différents changements technologiques sur la distribution des travailleurs dans l’espace et donc sur la polarisation spatiale des emplois. L’un des exercices principaux consiste à neutraliser l’impact du progrès technique sur les travailleurs très qualifiés, en supposant qu’il sera le même dans les petites et les grandes villes et de regarder comment varie la distribution des travailleurs dans l’espace. Ce choc technologique explique de manière substantielle pourquoi les grandes villes présentent une polarisation plus forte que les petites villes américaines.

Ce modèle permet également aux auteurs d’étudier les effets de deux instruments politiques qui pourraient être mis en œuvre pour améliorer les conditions de vie des travailleurs faiblement qualifiés (et donc faiblement payés) dans les grandes villes. Les résultats permettent de mettre en évidence que des transferts peuvent améliorer le bien-être de ces travailleurs, mais le résultat dépend du financement d’une telle politique. En effet, si la politique a pour résultat d’augmenter le prix des services rendus sur le marché du travail — on neutralise de potentielles opportunités pour ces travailleurs en affectant la demande exprimée par les travailleurs plus qualifiés.

Conséquences

En 2013, dans son livre La Nouvelle Géographie des emplois, l’économiste et géographe Enrico Moretti montrait comment un emploi technologique créé produit cinq autres emplois moins qualifiés. Chaque fois qu’un développeur de logiciel est recruté dans la Silicon Valley, cinq nouveaux emplois se créent de façon concomitante : serveur, aide à domicile ou chauffeur de taxi. La polarisation de l’emploi dans les grandes villes se distingue par son ampleur et sa dynamique spécifique par rapport aux zones plus périphériques.

Cependant, les plus précaires sont souvent ceux qui sont le plus impactés par les inégalités induites par la polarisation. Dans une étude réalisée par l’Urban Institute, une équipe de géographes et d’urbanistes a aussi constaté un décalage spatial entre offres et demandes d’emploi. Dans la baie de San Francisco, seuls 29 % des demandeurs trouvent un emploi à moins de 10 kilomètres de leur domicile. Tous les autres candidats sont plus loin. Dans une région où le coût de la vie est 80 % plus élevé que la moyenne nationale, le logement est souvent inabordable pour les travailleurs ayant de moindres compétences. Si la demande pour ces emplois est forte, peu de solutions existent à ce jour pour améliorer la situation et permettre une cohabitation. Certaines villes tentent de remédier au problème, en créant plus de logements à proximité des emplois ou en améliorant le réseau de transport. 

Pont entre San Francisco et Oakland Pont avec plusieurs voies de circulation pour automobile entre San Francisco et Oakland. Photographie par Joel Danielson sur Unsplash

Et demain ?

L’émergence de nouvelles technologies d’intelligence artificielle et d’une nouvelle vague de machines, capables de s’attaquer à des tâches auparavant réservées à l’intelligence humaine, soulève des préoccupations majeures. Il est encore trop tôt pour prédire quels seront les métiers les plus impactés. En 2020, l’économiste Michael Webb, estimait que l’intelligence artificielle risque d’impacter davantage les emplois à hautes compétences6, car elle ne se contente pas d’effectuer des tâches répétitives. Dans son rapport annuel autour des Perspectives de l’emploi, publié en juillet 2023, l’OCDE estime quant à elle que les emplois peu et moyennement qualifiés sont les plus exposés. L’étude de Fabio Cerina, Elisa Dienesch, Alessio Moro et Michelle Rendall permet d’imaginer les conséquences pour les grandes villes. Les emplois peu qualifiés de services vont probablement encore augmenter. En témoigne le succès des entreprises de services de livraisons à domicile de plats ou de biens. En 2019, Amazon est devenue la marque la plus puissante au monde, détrônant Google et Facebook. L’entreprise emploie près de 1,5 million de salariés dans le monde, en hausse de 83 % depuis fin 2019. 
 

Référence

Cerina F., Dienesch E., Moro A., Rendall M., 2023, « Spatial Polarisation ». The Economic Journal, 133(649), 30-69.

Notes

1. Acemoglu Daron, Autor David, Skills, Tasks and Technologies : Implications for Employment and Earnings. In Handbook of Labor Economics (Vol. 4, p. 1043 — 1171). Elsevier, 2011.
2. Goos M., Manning A., Salomons A., 2014, « Explaining Job Polarization : Routine-Biased Technological Change and Offshoring », American Economic Review, 104(8), 2509‑2526.
3. Autor D. H., Dorn D., 2013, «  The Growth of Low-Skill Service Jobs and the Polarization of the US Labor Market », American Economic Review, 103(5), 1553-1597.
4. Cerina F., Moro A., Rendall M., 2021, « The role of gender in employment polarization », International Economic Review, vol. 62(4), pp. 1655–91.
5. Baum-Snow N., Freedman M., Pavan, R., 2018, « Why has urban inequality increased? », American Economic Journal: Applied Economics, vol. 10 (4), pp. 1–42
6. Webb Michael, 2019, « The Impact of Artificial Intelligence on the Labor Market ». SSRN Electronic Journal. 10.2139/ssrn.3482150.
 

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