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«Penser au-delà de l’État»

«Penser au-delà de l’État»

08.07.2014, par
Drapeaux
Les Français sont tentés de remettre au goût du jour la figure de l’État-nation, qu’ils voient comme un facteur d’intégration et un rempart contre la mondialisation. Dans son dernier essai, l’anthropologue Marc Abélès s’attache au contraire à « Penser au-delà de l’État ».

Pourquoi est-il urgent selon vous de penser hors du cadre national ?
Marc Abélès : Face au retour en force du protectionnisme en Europe, il m’apparaît urgent que les sciences sociales se mettent à penser au-delà de l’État. En effet, à l’heure actuelle, un décalage apparaît nettement entre les réalités économiques et stratégiques et le cadre de référence de moins en moins opérationnel dans lequel tout le monde continue à penser, notamment en France : l’État-nation. Il est temps de réaliser que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, la globalisation, qu’on peut définir comme la perception qu’ont tous les individus à l’échelon le plus local d’appartenir à un monde global, en particulier grâce à l’interconnexion généralisée des réseaux de communication.

Mais, qu’on vous comprenne bien : votre livre n’est pour autant pas un manifeste militant contre l’État ?
M. A. : Ce n’est justement pas un livre militant. Je ne cherche pas à me demander, comme le font certaines études de sciences politiques, si l’État-nation va disparaître ou pas. Je cherche avant tout à comprendre comment les sociétés humaines se complexifient et se structurent de plus en plus à un niveau à la fois infra-étatique (niveau local : le quartier, le village) et supra-étatique (les ONG, l’ONU, l’OMC, etc.). Je ne propose donc aucune utopie, mais je cherche à tracer des pistes qui permettront, j’espère, de sortir de l’obsession de l’État, c’est-à-dire d’une forme de pensée très caractéristique du XXe siècle et qu’ils nous appartient, en particulier à nous intellectuels, de dépasser.

Votre livre s’ouvre par une relecture des philosophes issus de la « pensée de Mai 68 » comme Gilles Deleuze et Félix Guattari ou encore l’ethnologue Pierre Clastres. Pourquoi un retour à de telles figures ?
M. A. : Il me semble qu’on n’a pas pris complètement la mesure de la réflexion que menaient ces auteurs sur la question du pouvoir. Dans les années 1970, de nombreux intellectuels avaient élaboré la critique des appareils de coercition. Il m’a semblé utile de revenir sur les démarches qui envisageaient les possibilités d’action des individus et des collectifs face aux appareils de pouvoir. Et d’abord celle de Clastres : il affirmait, dans son livre La Société contre l’État, que les sociétés amazoniennes traditionnelles limitent sciemment le pouvoir du chef enfin d’empêcher l’avènement de l’État. Je reviens aussi sur les travaux de Deleuze et Guattari, qui ouvraient un champ d'analyse des rapports de pouvoir à une échelle plus petite que l’échelle nationale : ils proposaient de penser les relations de façon moléculaire et flexible, au sein desquelles l’individu peut avoir des marges de manœuvre et n’est pas complètement passif devant la toute-puissance étatique.
 

Conférence à l'Organisation mondiale du commerce
Conférence ministérielle de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), le 3 décembre 2013, à Bali. La politique se joue désormais beaucoup dans ce type d'institutions transnationales.
Conférence à l'Organisation mondiale du commerce
Conférence ministérielle de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), le 3 décembre 2013, à Bali. La politique se joue désormais beaucoup dans ce type d'institutions transnationales.

En quoi cette « micropolitique » est-elle d’actualité ?
M. A. : Il me semble évident qu’en de nombreux endroits de la planète les enjeux locaux de pouvoir redonnent une actualité au concept de micropolitique. Avec la globalisation, la circulation des flux d’argent et de personnes est favorisée (immigration, réfugiés...), et les États n’ont là-dessus que peu de prises. Les citoyens contestent dès lors une souveraineté qui n’est pas en mesure d’apporter des réponses satisfaisantes à leurs problèmes économiques et sociaux. On l’a vu en France lors des dernières élections, mais pensons aussi aux zapatistes du Mexique ou aux luttes contre la privatisation de l’eau en Bolivie.

Vous formulez par ailleurs dans votre livre une critique forte vis-à-vis d’une certaine anthropologie actuelle, que vous jugez trop « compassionnelle »... Pourquoi ?
M. A. : Disons que je m’inquiète de voir disparaître la dimension politique dans des sciences sociales qui se veulent en même temps des sciences critiques. Par exemple, lorsqu’on introduit une distinction comme le fait James C. Scott entre l’infra-politique et le politique en opposant deux régimes d’action, celui du dominé, de l’infra, de l’invisible, orienté par des valeurs de justice et d’équité, fonctionnant dans un registre émotionnel, et celui du gouvernant, lesté par les institutions qui en imposent la parole et la puissance publiques.

Je m’inquiète
de voir disparaître
la dimension
politique dans des sciences sociales
qui se veulent en
même temps des
sciences critiques.

À ce point, on en arrive à penser les minorités, les marges, comme relevant de ce que Didier Fassin définit comme une anthropologie morale, en référence notamment à la notion d’économie morale introduite par l’historien E. P. Thompson. Les tenants de ce courant fabriquent une opposition qui me semble fictive entre une structure coercitive toute-puissante, la souveraineté, et des victimes passives pensant purement avec leurs émotions. Tout en se réclamant de Foucault, ils occultent une de ses idées majeures, l’intrication constitutive entre pouvoir et résistance. Cela confère en outre un statut problématique à l’anthropologue, témoin en surplomb de la misère du monde, alors que plus que jamais l’engagement critique des sciences sociales est aujourd’hui requis.

Selon vous, la politique se joue désormais sur une scène supra-nationale d’où émergent de nouveaux points de vue sur le monde. Pouvez-vous en donner un exemple ?
M. A. : La politique se joue désormais beaucoup dans les institutions transnationales, comme la Communauté européenne (NDLR : cette entité n'existe sous ce nom que jusqu'en 2009) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sur lesquelles j’ai enquêté. Ce sont des institutions hors-sol, déterritorialisées. Les fonctionnaires nationaux, dès lors qu'ils intègrent ces institutions, commencent à changer leur manière de raisonner. Ils adoptent une « culture d'organisation » qui transforme leurs habitudes nationales et permet de voir le monde autrement. Par exemple, contrairement à une idée reçue, l’idée de développement durable et celle de principe de précautionFermerFormulé pour la première fois en 1992 dans la Déclaration de Rio, le « principe de précaution » est énoncé ainsi : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. » En France, le Conseil d’État peut appliquer ce principe, depuis l’adoption de la loi Barnier (1995). Le principe de précaution, en réalité rarement mis en œuvre, doit-il être appliqué sur des sujets comme l’énergie nucléaire, les OGM ou les antennes relais ? Le débat n’est pas clos., aujourd’hui si présentes dans les politiques des États-nations, ont émergé au sein des organisations transnationales. À la fin des années 1980, ces idées se sont diffusées dans la Communauté européenne, au moment même où j’y pratiquais mon observation ethnographique. Ces principes ont été repris par les Verts au Parlement européen, puis par les gouvernements des pays européens, y compris en France. Nous avons là un cas intéressant de principes radicalement nouveaux et difficilement pensables dans un cadre national (notamment à cause des lobbies énergétiques nationaux), qui n’ont pu prendre corps que dans un cadre plus large.
 
Pour comprendre comment de nouvelles formes de politique se jouent hors du cadre de l’État, vous préconisez, en outre, d’étudier des jeux d’échelle, du local au global...
M. A. : Absolument, et j’ajoute qu’il est intéressant de comprendre comment ces différents niveaux interagissent entre eux. Prenons le cas de l’OMC, que pour ma part, je me refuse à voir comme un simple organe du capitalisme triomphant. Cet organisme est intéressant, car les questions purement économiques qui y sont traitées prennent en réalité une tournure politique. Par exemple, depuis 2002, le Burkina Faso s’est allié à d’autres pays africains pour saisir l’Organe de règlement des différents de l’OMC afin de lutter contre le monopole américain sur le marché du coton – celui-ci, dopé par ses aides nationales, fausse en effet la concurrence internationale. Plus généralement, l’OMC est une scène où s’affrontent une multitude d’acteurs : des différents groupes de pays, des ONG internationales (qui manifestent devant une conférence) et même de simples individus – comme ce paysan sud-coréen qui s’était suicidé en signe de protestation lors de la conférence de Cancun (2003).
 
Quelle doit être la posture de l’ethnologue dans un monde globalisé ? Vous critiquez l’engagement militant de certains de vos collègues, mais ne craignez-vous pas qu’on vous étiquette comme « apolitique » ?
M. A. : Je pense qu’il faut distinguer les prises de position personnelles et « engagées » dans les grands débats au sein de l’espace public, qui sont tout-à-fait estimables, du travail de terrain de l’ethnologue, car alors sa position est tout autre. L’anthropologue n'exerce pas du tout une action pacifique : il provoque une sorte d’intrusion bénéfique, il apporte un point de vue extérieur et décalé au sein des institutions qu’il étudie. J’ai constaté cela, notamment lors de mon enquête à l’Assemblée nationale1, où les députés me comparaient à un « psychanalyste »... Le travail de l’ethnologue permet de déstabiliser les institutions et de bousculer les routines.

En librairie :


Penser au-delà de l’État, Marc Abélès, Belin, coll. « Anthropolis », mars 2014, 109 p., 15,90 €

Marc Abélès, anthropologue, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche au CNRS, est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Spectacle du pouvoir (2008), Anthropologie de la globalisation (2008), Des anthropologues à l’OMC. Scènes de la gouvernance mondiale (2011), Pékin 798 (2011).

 
Notes
  • 1. Un ethnologue à l’Assemblée. Comment se font nos lois, Marc Abélès, Odile Jacob, janvier 2000.
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Auteur

Régis Meyran

Régis Meyran est anthropologue, chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire récits, cultures, sociétés (Lirces) et journaliste pour différent supports, notamment le magazine Sciences humaines. Il est aussi l’auteur de l’ouvrage Le Mythe de l’identité nationale, paru chez Berg international (2009).

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La pensée n'a pas fini son chemin. Elle va continuer de progresser, car les connaissances de l'homme sur lui-même vont continuer de progresser. Quatre notions, au moins, vont bouleverser la pensée et donc l'état du monde : 1) la connaissance que le libre arbitre n'existe pas. 2) La notion de surpopulation locale, qui n'a jamais été prise en compte par aucun état, alors qu'elle est devenue évidente. 3) La notion de contrat natal. 4) La connaissance que la création d'une existence ne sert que celui qui existe déjà.
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