Donner du sens à la science

Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ?

Dossier
Paru le 02.03.2023
Mis à jour le 23.06.2023
Précieuses études de genre
Point de vue

Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ?

25.05.2020, par
Utilisé à plein durant la pandémie, le vélo conforte son image de transport urbain idéal en 2020. Mais toutes et tous y accèdent-ils dans un espace public égalitaire ? Le vélo a-t-il un sexe ? Un âge ? Éléments de réponses et propositions de mesures grâce à une étude du géographe Yves Raibaud réalisée pour Bordeaux Métropole. Cette analyse fait partie des 10 contenus les plus lus sur notre site ces douze derniers mois.

Un avenir radieux est promis au vélo dans les villes qui se déconfinent dans l’inquiétude d’un rebond de l’épidémie. Distance sociale, plein air, usage individuel mi-loisir mi-utilitaire, il semble paré de toutes les vertus. Déjà vanté dans l’aménagement des villes et les bonnes pratiques du développement durable, il devient à présent un nouvel acteur de la lutte contre le Covid-19. Ainsi, après une opération similaire durant les grèves de cet hiver, l’État subventionne-t-il son achat en ce printemps létal où la peur de la contamination court les rues.
 

Déjà vanté dans l’aménagement des villes et les bonnes pratiques du développement durable, le vélo devient un nouvel acteur de la lutte contre le Covid-19.

Certains proposent l’idée que ce nouveau coronavirus pourrait agir comme un « opérateur » ou « actant »1 désorganisant et réorganisant le monde dans tous les aspects de la vie sociale. Mais dans nos sociétés, qui peut réellement faire du vélo ? Quels sont les freins à sa pratique ? Ne devrait-il pas aussi être interrogé comme un « opérateur hiérarchique » de genre ou d’âge, célébrant de façon invisible les pratiques des classes dominantes habitant le centre-ville ?

Des Parisiens lors du premier week-end de déconfinement, le 17 mai 2020.
Des Parisiens lors du premier week-end de déconfinement, le 17 mai 2020.

Quelques observations générales pour commencer. Les fans du Tour de France ont tellement peu regardé le tour féminin qu’il a fini par disparaître, faute de sponsors, à la fin des années 2010. Les championnes de cyclisme sur piste, VTT, cyclocross, vélo de descente se comptent sur les doigts de la main et se partagent des primes squelettiques.

Le « sexe » du vélo, c’est aussi la virilité de la chute, du risque, de la performance. Une passion que les hommes payent au prix fort : ils représentent par exemple 83 % des morts au Canada (2019) et 72 % en Belgique (2017).

La transformation du vélo en BMX par les cultures urbaines n’échappe pas à la règle : les garçons raflent la mise en montrant leur courage et leur agilité sur des streetparks qui leur sont consacrés. Tandis qu’une thèse récente de David Sayagh2 montre un niveau faible de la pratique du vélo chez les jeunes filles des quartiers classés « politique de la ville ». Et le « sexe » du vélo, c’est aussi la virilité de la chute, du risque, de la performance. Une passion que les hommes payent au prix fort : ils représentent 83 % des morts au Canada (2019), 72 % en Belgique (2017) et 86 % en France3, notamment chez les livreurs à vélo, un nouveau et dangereux métier « d’homme »...

58 heures d’observation, 1604 réponses à un questionnaire, 14 heures d'entretiens

Pour étudier précisément cet apparent clivage entre femmes et hommes, nous avons réalisé une enquête sur le genre et les nouvelles pratiques de la ville durable4 dont les résultats ont été remis en 2018 à leur commanditaire, Bordeaux Métropole. Nous y avons observé et quantifié les pratiques sur le terrain, mais aussi interrogé les personnes sur leurs propres représentations et ce qu’elles disent de leurs pratiques.

Nous avons ainsi réalisé 38 heures d’observation de terrain et 20 heures de vidéos concernant 4076 personnes, sur 5 places et 17 rues, à des jours et heures différentes sur Bordeaux5 et deux communes périphériques de la métropole. Le but étant de compter femmes et hommes, accessoires, bagages, vêtements, pratiques sur des espaces échantillonnés. Nous avons aussi recueilli 1604 réponses à un questionnaire de 42 questions (sur les empêchements à la pratique du vélo, de la marche à pied et du covoiturage) mis en ligne sur le site de la métropole. Dans cet échantillon-ci, 60 % des personnes ayant répondu sont des femmes, les 18/25 ans et les plus de 65 ans sont sous-représentés, les cadres et professions supérieures surreprésentés.

« Après une opération similaire durant les grèves de cet hiver, l’État subventionne l'achat du vélo en ce printemps létal où la peur de la contamination court les rues. » (En photo : atelier « Pierre qui roule », à Bordeaux, mai 2020.)
« Après une opération similaire durant les grèves de cet hiver, l’État subventionne l'achat du vélo en ce printemps létal où la peur de la contamination court les rues. » (En photo : atelier « Pierre qui roule », à Bordeaux, mai 2020.)

Enfin, nous avons réalisé 14 heures d’entretiens collectif avec sept groupes de 4 à 6 femmes (recrutées selon des critères d’âge, classe sociale, lieu de résidence) animés par une sociologue selon la méthode des groupes focusFermerEnquête qualitative qui consiste à faire se rencontrer un groupe de 4 à 6 personnes afin de débattre et d'élaborer une réponse collective sur des sujets proposés par l'animateur.trice du débat.. Fondés sur l’entre-soi d’une conversation entre femmes, mais d’âges et de milieux différents, ils permettent de faire émerger les problèmes, de les énoncer et de trouver collectivement des solutions.

La naissance d’un enfant pousse souvent les femmes à raccrocher...

La pratique du vélo en ville dans Bordeaux Métropole reste plus faible chez les femmes (elles ne sont que 38 % des cyclistes), malgré une augmentation globale de trafic de 40 % entre 2013 et 2018. Les femmes utilisent le vélo en plus grand nombre en fin d’après-midi alors que les hommes sont plus nombreux aux heures correspondant aux loisirs (matin, soirées, dimanche après-midi). L’écart se creuse la nuit et par temps de pluie : 78 % des cyclistes sont alors des hommes. Le pourcentage d’hommes ne passe jamais en dessous de 56 % des cyclistes, toutes places, horaires et jours d’observations confondus.

Avantages du vélo pour elles : gestion de leur temps et de leur corps (pas de promiscuité dans les transports en commun...), pratique d’une activité physique, économies, attitude responsable face aux questions d’environnement.

Les femmes sont plus chargées (bagages, sacs de courses, vestes, parapluies) et mieux équipées pour le transport (porte-enfant, sacoches, paniers, remorques, vélos cargos). Selon les observateurs et observatrices postés sur les lieux de passage, elles conduisent plus prudemment (ce que confirment les statistiques) sans performance sportive. Les hommes favorisent le sac à dos. Ils sont deux fois plus nombreux à ne rien transporter et trois fois moins nombreux à avoir des sacoches ou un porte-bébé. L’enquête enregistre un décrochage de la pratique cycliste chez les femmes à chaque naissance d’un nouvel enfant, non compensée par une reprise chez les femmes plus âgées.

Peur de l’accident et sentiment d'insécurité la nuit

Les avantages du vélo sont pour elles la gestion de leur temps et de leur corps (pas de promiscuité, dans les transports en commun notamment), la pratique d’une activité physique, des économies et une attitude responsable face aux questions d’environnement. Les inconvénients : elles sont toujours plus chargées que les hommes, accompagnent leurs enfants à l’école et aux activités, ont davantage peur de la chute et de l’accident, se sentent en insécurité la nuit.

Pour toutes ces raisons elles préconisent des pistes cyclables en site propre et éclairées, des arceaux et des garages à vélo au domicile, à l’école et au travail, de la signalétique, des aides financières pour les vélos électriques. Elles souhaitent que les enfants apprennent à faire du vélo en ville et des ateliers de remise en selle pour celles qui en ont perdu l’habitude.

« Lutter contre les incivilités et les agressions, en particulier venant des hommes et la nuit, fait partie des actions qui paraissent nécessaires (aux personnes interrogées, Ndlr) si l’on veut rattraper le niveau des pratiques masculines. » (En photo : place des Reflets, le soir à Bordeaux, mai 2020.)
« Lutter contre les incivilités et les agressions, en particulier venant des hommes et la nuit, fait partie des actions qui paraissent nécessaires (aux personnes interrogées, Ndlr) si l’on veut rattraper le niveau des pratiques masculines. » (En photo : place des Reflets, le soir à Bordeaux, mai 2020.)

Lutter contre les incivilités et les agressions, en particulier venant des hommes et la nuit, fait partie des actions qui leur paraissent nécessaires si l’on veut rattraper le niveau des pratiques masculines. Dans les entretiens collectifs, les femmes expliquent en effet ressentir globalement un sentiment d’insécurité et donnent de nombreux détails sur des incident advenus alors qu’elles étaient à vélo. Et de leur point de vue, il n’y a pas de différences sur ce sentiment d’insécurité à pied ou à vélo, contrairement à certaines idées reçues.

Nos groupes focus relatent abondamment les obstacles d’ordre relationnel avec les hommes (...) : réflexions, moqueries, sifflets, comportements sexistes ou misogynes.

D’autres éléments sont évoqués de façon récurrente dans les entretiens : la question de la présentation de soi au travail lorsque jupes, tailleurs, talons, coiffure, maquillage font implicitement partie d’une « tenue professionnelle », peu compatibles avec la pratique du vélo faute de vestiaires et équipements adaptés. Certaines femmes (de tous âges) évoquent aussi leur manque d’aisance et leur crainte de tomber ou de se faire renverser ; d’autres l’embarras que représenterait une « panne », déraillement, crevaison… L’observation des tenues vestimentaires en été montre une disparition très nette des bras et jambes nues le soir chez les femmes, ce qui n’est pas le cas pour la population masculine.

Pistes sécurisées et éclairage demandés...

Nos groupes focus relatent abondamment les obstacles d’ordre relationnel avec les hommes (automobilistes, piétons comme cyclistes) : réflexions, moqueries, sifflets, comportements sexistes ou misogynes, non spécifiques à l’usage du vélo. Les femmes, en particulier jeunes mères de familles, originaires des quartiers classés politique de la ville, mais aussi lorsqu’elles sont plus âgées, ne bénéficient pas globalement du même accès à la pratique du vélo que les hommes.

Globalement, les femmes (...) ne bénéficient pas du même accès à la pratique du vélo que les hommes.

On note cependant que les critères d’âge et de classes sociales chez les femmes jouent en faveur des plus jeunes et appartenant aux classes moyennes et supérieures. Pourtant, le vélo est aujourd’hui prôné par bon nombre de collectivités françaises, il jouit d’une réputation exemplaire et semble aujourd’hui « la solution » pour décongestionner les transports en commun, encore plus anxiogènes en ces temps d’épidémie.

Raison de plus pour étudier toutes les solutions pour que le plus grand nombre y accède, y compris les personnes âgées, handicapées, en surpoids. Les pistes sécurisées en site propre, le vélo électrique, les garages à vélo, l’éclairage permettent la montée en charge d’une pratique de mobilité très populaire qui ne doit pas être réservée aux individus jeunes et en bonne santé dans une ville « faite par et pour les hommes ». ♦

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

Notes
  • 1. Michel Lussault, L'homme spatial. La construction sociale de l'espace humain, Seuil, 2007.
  • 2. Pourquoi les adolescentes ont elles moins de possibilités réelles de faire du vélo que les adolescents ? Thèse de doctorat sd de Francis Papon et Vincent Kaufmann, Université Paris Est, mars 2018.
  • 3. Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR), 2001, dernière statistique disponible.
  • 4. Université Bordeaux Montaigne, UMR Passages, 2018.
  • 5. L’enquête est revenue sur les lieux choisis lors de l’enquête de Ulrich (2013, Université Bordeaux Montaigne), afin d’établir une comparaison dans le temps.

Commentaires

5 commentaires

Comment l'article fait cette transition étrange d'une étude qui semble somme toute très complète sur 4000 personnes (mais avec uniquement 1000 réponses, j'aimerais bien comprendre là aussi..), à une analyse purement centrée sur les femmes ? Non pas que le point de vue soit inintéressant (au contraire), mais.. les problèmes d'insécurité à vélo ne sont ils pas communs aux deux sexes (allées éclairées typiquement) ? Ou les différences sociales. Malheureusement, sans citer aucun chiffres de l’étude sur laquelle elle se base (ni même fournir correctement le lien vers l'étude en question, je galère à la trouver là..!), ça en devient complexe d'en retenir la moindre information concrète.

Bonjour Mr Raibaud J'aimerais ajouter un élément de réponse qui n'est pas évoqué ici (par pudeur, j'imagine?) Il s'agit de l'anatomie féminine. Après la naissance d'un enfant, une femme a souvent plus de risques d'avoir des fuites urinaires et tout choc a l'entre-jambe crée un inconfort mêlé de crainte de la fuite urinaire. Les selles de vélo même rembourrées sont souvent trop dures. C'est un facteur décourageant pour beaucoup de femmes qui ont eu une enfant, et d'autant plus si elles en ont eu plusieurs. Toujours sur la vessie féminine et les chocs à l'entre-jambe, une autre conséquence qui peut toucher les filles de tous âges, même très jeunes est le risque d'infection urinaire. l’Urètre dans le système urinaire féminin est plus court que chez l'homme et cela cause de plus fréquentes infections urinaires que chez l'homme (car la longueur de l'urètre limite grandement la propagation d'une infection chez l'homme) , surtout en cas de pression exercée sur le sexe. C'est pour ça que les jeans moulants sont déconseillés aux filles qui font souvent des infections urinaires car l'environnement fermé chaud et humide est un terrain favorable pour une infection. La selle de vélo, parce qu'elle presse le sexe et cause des chocs, est une garantie d'être malade après pour une personne sensible au niveau urinaire.

Bonjour, Premièrement, je suis effarée par la qualité des commentaires apparaissant sur le journal du CNRS... Cet article n’énonce que des faits. Je ne vois pas où est la "gynovictimisation" (très joli mot, vous faites preuve d'inventivité). Aborder des questions qui concernant les femmes permet d'améliorer aussi les conditions de vie des hommes. J'ai crée une école de vélo à Besançon il y a 6 ans. La plupart des bénéficiaires de cette école étaient.... des femmes. Pourquoi ? Elles étaient des femmes seules avec enfant, isolées et avec de faibles revenus. Le vélo constitue une réelle solution vers l'émancipation et facilite, en milieu urbain, la recherche d'un travail. Cela serait possible aussi pour les hommes. Elles craignent les agressions lorsqu'elles sont à pieds le soir. Le vélo permet de circuler vite et de se mettre en sécurité. Elles étaient parfois des femmes battues cherchant des solutions pour quitter le domicile conjugal. Elles avaient le souhait de faire du vélo avec leurs enfants. Cela peut -être partagé par les hommes. Elles avaient été brimées par des discours hygiénistes et sécuritaires tenus par leurs aïeuls . Ces discours ont cultivés la peur et les ont faite douter de leur capacité d'apprendre. Elles n'ont ainsi jamais fait la démarche. Elles sont militantes et se battent notamment pour la santé de leurs proches et de leurs enfants. Des hommes partagent aussi ces causes. L'essentiel de mon travail était de leur redonner confiance. Pourquoi ? Parce-que notre société passe son temps à émettre des jugements, à décider pour nous ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, à nous imposer des règles fondées sur des à priori. Si la considération homme-femme apporte des éclairages importants, elle ne doit pas être jugée car elle permet de faire avancer les démarches portées par les collectivités dans l'amélioration du service public. Et tant mieux si les besoins des uns et des autres se recoupent. Pour info, dans notre école, un seul homme a eu l'humilité de venir nous dire qu'il souhaitait prendre des cours... dispensés par une femme. Pour accueillir plus d'hommes, nous avons proposé des cours encadrés par un homme. Et cela a fonctionné. Alors oui, la discrimination fonctionne dans les deux sens. Et si on est malin on s'appuie dessus pour faire avancer les choses. Pour finir, je souhaite affirmer qu'un, deux ou trois accouchements n'empêchent en rien de faire du vélo. Je suis moi-même pratiquante. Je roule chaque jour à vélo. Je transporte ma fille et mes courses, mon matériel pro et de sport. Premièrement, l'accompagnement des femmes pour la rééducation périnéale, si elle est correctement suivie et poursuivie, permet de vivre tout à fait normalement. Deuxièmement, presque toutes mes amies circulent à vélo en ville de manière quotidienne et aucune ne m'a fait part de ce type de gêne. Et nous avons pourtant des discussions sur des sujets très intimes. Troisièmement, lorsque j'étais enceinte, je recevait des insultes d'hommes qui me voyaient rouler avec mon gros ventre. Qui m'a demandé mon avis, mon ressenti ? Qui s'est intéressé à mon niveau de pratique ? Quatrièmement, je citerai la cas de Lance Armstrong, grand cycliste atteint d'un cancer des testicules, probablement du à sa pratique du vélo. Les hommes et les femmes sont égaux face aux problèmes de santé et c'est à chacun de trouver ce qui est bon pour lui-elle. Quand les "sachants" auront intégré ce principe, notre monde connaîtra peut-être une nette évolution ! Et vive le vélo !!!
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