Donner du sens à la science

Pourquoi il faut relire «Les Atomes»

Pourquoi il faut relire «Les Atomes»

06.01.2015, par
Un siècle après la publication du livre de Jean Perrin, Alain Fuchs, président du CNRS, nous parle de cet ouvrage qui restera comme l’une des grandes œuvres scientifiques en français du XXe siècle, et qui vient d’être réédité par CNRS Éditions.

Jean Perrin, fondateur du CNRS, obtient le prix Nobel de physique en 1926 « pour ses travaux sur la discontinuité de la matière, et particulièrement pour sa découverte de l’équilibre de sédimentation ». Cette façon de présenter les travaux de Jean Perrin semble un peu curieuse aujourd’hui. Mais les académiciens suédois, membres du comité Nobel, expliquent plus précisément, dans leur discours de présentation du 10 décembre 1926, que « l’objet des recherches du professeur Jean Perrin (…) était de mettre un terme définitif à la longue bataille concernant l’existence réelle des molécules ». Voilà qui est plus clair ! La « discontinuité de la matière », c’est l’existence des atomes (et des molécules). Quant à l’équilibre de sédimentation, c’est simplement un des phénomènes étudiés expérimentalement par Perrin pour extraire de ses mesures le fameux « nombre d’Avogadro ».

Modélisation d'un atome
Vue d'artiste d'un atome.
Modélisation d'un atome
Vue d'artiste d'un atome.

Six types d’expériences pour valider l’« hypothèse d’Avogadro »

Chimiste italien, Avogadro énonce en 1811 une « théorie du gaz parfait » selon laquelle le volume occupé par un nombre N de particules, sous une pression et une température données, est le même quel que soit le gaz. Il faut attendre le congrès de Karlsruhe en 1860 pour qu’une importante partie de la communauté des chimistes s’accordent sur cette théorie, encore appelée à cette époque « hypothèse d’Avogadro ». La bataille de l’atomisme moderne n’était pas encore complètement gagnée.

Le génie de Perrin fut de concevoir six types d’expériences différentes (avec plusieurs variantes), chacune faisant appel indépendamment au « nombre d’Avogadro » dans l’interprétation théorique qui en était faite sur la base de l’hypothèse atomique. Dans un tableau de chiffres resté célèbre (cf. page 299 de la présente réédition des Atomes), 13 valeurs sont fournies pour le « nombre d’Avogadro », et Jean Perrin conclut : « On est saisi d’admiration devant le miracle de concordances aussi précises à partir de phénomènes si différents. D’abord qu’on retrouve la même grandeur, pour chacune des méthodes, en variant autant que possible les conditions de son application, puis que les nombres ainsi définis sans ambiguïté par tant de méthodes coïncident, cela donne à la réalité moléculaire une vraisemblance bien voisine de la certitude. » Voilà qui est dit, et bien dit ! Il n’est plus possible dorénavant de nier l’existence de la réalité atomique et moléculaire.

Jean Perrin
Portrait de Jean Perrin, physicien, chimiste et homme politique français qui reçut le prix Nobel de physique en 1926.
Jean Perrin
Portrait de Jean Perrin, physicien, chimiste et homme politique français qui reçut le prix Nobel de physique en 1926.

Pour une science « pure et désintéressée »

Publié en 1913, Les Atomes est un ouvrage remarquable à plus d’un titre. Il se présente comme une œuvre de vulgarisation scientifique. Il n’est certes complètement accessible qu’à un public un peu cultivé, mais ce n’est pas une publication scientifique « primaire ». C’est pourtant là que Jean Perrin choisit d’exposer avec le plus de détails l’ensemble des expériences et des résultats de son travail sur la constante d’Avogadro. Cette démarche de transmission des savoirs s’inscrit dans les convictions qu’il porte à cette époque avec des personnalités comme Émile Borel, les Curie et Paul Langevin (on parle volontiers d’un « clan », socialisant et Dreyfusard notamment) qui participent, entre autres, aux premières universités populaires puis, plus tard, sous l’égide du Front populaire, à la création du Palais de la découverte.
 

Il n’est pas inutile de revisiter aujourd’hui ces visions idéales
de la science.

Les Atomes, c’est aussi un témoignage des idéaux scientifiques et des valeurs morales portés par Jean Perrin et les savants de son époque. La science est une question « d’enthousiasme réfléchi, d’énergie que rien ne lasse » et rien moins que de « culte de la beauté ». Dans sa magnifique conclusion, Perrin rend compte du « conflit des instincts de prudence et d’audace dont l’équilibre est nécessaire au lent progrès de la science humaine ». Un siècle en effet s’est déroulé entre l’hypothèse du « nombre d’Avogadro » et la détermination expérimentale de sa valeur par Jean Perrin.

Ardent promoteur d’une science « pure et désintéressée », il déclarait que « la découverte de l’inconnu doit être poursuivie sans préoccupation pratique précisément si l’on veut en tirer de grands résultats ». Et son ami et complice Émile Borel renchérissait : « L’essentiel est que soit maintenue jalousement la primauté de l’esprit sur la matière. (…) C’est par les études spéculatives de la science pure que l’esprit humain conservera sur les progrès matériels cette domination nécessaire. »

Il n’est pas inutile de revisiter aujourd’hui ces visions idéales de la science, malmenées par deux guerres mondiales au XXe siècle et jugées quelque peu désuètes aujourd’hui, recouvertes qu’elles sont par la couche épaisse, teintée parfois de mépris et de cynisme, de l’idéologie utilitariste de la science. Qu’avons-nous fait, et que comptons-nous faire, de cet héritage intellectuel ?

            
                        
                      

En librairie :

Les Atomes (1913), Jean Perrin, CNRS Éditions, novembre 2014, 308 p., 25 €
Les Éditions du CNRS viennent de rééditer « Les Atomes » dans sa version originale. Celle-ci est agrémentée de quelques-unes des interventions du colloque scientifique organisé en novembre 2013, au nom du CNRS, par Michel Blay et Denis Guthleben, du Comité pour l’histoire du CNRS, à l’occasion du centenaire de sa parution.
 

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS