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Donner du sens à la science

Le Cern, quelle histoire !

Dossier
Paru le 29.10.2014
Ces instruments qui font la science

Le Cern, quelle histoire !

29.09.2014, par
Il y a 60 ans aujourd’hui, le Cern, plus grand centre de physique des particules du monde, voyait le jour grâce à la volonté commune de scientifiques européens. L'historien Denis Guthleben revient sur cette incroyable épopée scientifique et politique.

Il ne faudrait pas fêter le 60e anniversaire du Cern, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette organisation constitue l’une des plus belles réussites scientifiques en Europe et au-delà : elle a vu naître l’un des plus grands, des plus exigeants, des plus prestigieux laboratoires au monde, utilisant des instruments d’un perfectionnement inouï pour explorer un champ de recherche fabuleux. Le Cern est aussi un succès politique : il certifie que des États – douze à l’origine, vingt et un aujourd’hui, sans compter les non-membres qui participent à ses programmes – peuvent s’entendre sur un projet ambitieux, sans casser les meubles et la vaisselle, et en laissant au placard presque toutes leurs rivalités. Et puis, en corollaire, le Cern marque également une prouesse institutionnelle : son fonctionnement découle de ces considérations scientifiques et politiques, et les garantit tout à la fois, ce qui n’est pas peu dire à l’heure où bien des instances supranationales subissent critiques et controverses. Donc non, vraiment, il ne faudrait pas fêter le 60e anniversaire du Cern, mais célébrer chaque jour, chaque heure, chaque minute de son existence !

De la genèse…

Officiellement, cette existence prend forme le 29 septembre 1954, avec l’entrée en vigueur de la convention ratifiée par les douze États fondateurs : la Belgique, le Danemark, la France, la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège, la RFA, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et la Yougoslavie – qui quitte toutefois l’organisation en 1961, car on a bien écrit : « En laissant au placard presque toutes leurs rivalités… » Mais cette date du 29 septembre 1954, bien commode pour les célébrations ultérieures, n’est qu’une étape sur un chemin déjà long, qui a commencé à être défriché dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Au sortir du conflit, plusieurs éléments sont en place qui formeront le terreau favorable à l’éclosion du Cern. L’institutionnalisation de « l’alliance entre le savoir et le pouvoir »1 depuis 1939 a modifié la place du chercheur dans la société. Elle a aussi permis l’émergence de projets à très grande échelle, d’une « Big Science » dont l’exemple le plus célèbre demeure alors celui du Manhattan Project. Quant au contexte, il est marqué à la fois par la quasi-hégémonie de la recherche américaine et, de l’autre côté de l’Atlantique, par une intense volonté de réconciliation : il ne s’agit plus d’exiger la revanche sur le Vieux Continent, comme au lendemain de la Grande Guerre, mais de tenter d’établir la coopération, ainsi qu’en témoignent, parmi bien d’autres initiatives, les négociations qui conduisent à la création de l’Organisation européenne de coopération économique.

Le Conseil provisoire du CERN
Troisième session du Conseil provisoire du Cern, le 4 octobre 1952, à Amsterdam, au cours de laquelle la ville de Genève fut choisie comme site du futur laboratoire.
Le Conseil provisoire du CERN
Troisième session du Conseil provisoire du Cern, le 4 octobre 1952, à Amsterdam, au cours de laquelle la ville de Genève fut choisie comme site du futur laboratoire.

À l’évidence, le domaine des « basses énergies » ne constitue pas le terrain idéal d’une coopération désintéressée : les enjeux, économiques et plus encore militaires, de la physique atomique sont trop importants pour que les États acceptent de collaborer loyalement. Le secret maintenu depuis la guerre autour des travaux américains en témoigne. Et l’explosion de la première bombe atomique soviétique, avec les débuts de la Guerre froide en toile de fond, est là pour le rappeler à la fin de l’été 1949. À l’inverse, les « hautes énergies » forment un domaine propre à atténuer les antagonismes : la physique des particules est un champ de recherche fondamentale qui ne touche qu’au progrès des connaissances – sur la nature de la matière, les énergies qui la gouvernent, etc. On n’attend d’elle aucun avantage concurrentiel ou stratégique : « Il est un fait qu’on ne peut tuer personne avec une de ces particules rapides, ou alors nous serions tous déjà morts », a notamment rappelé Erwin Schrödinger2.

… à Genève

L’espoir d’établir une véritable coopération scientifique européenne naît ainsi autour de cette physique « subatomique ». Les premières propositions sont formulées dès le mois de novembre 1949, aux Pays-Bas, en Italie et en France, où elles trouvent des défenseurs passionnés avec Lew Kowarski, Pierre Auger et Raoul Dautry. Plus ponctuellement, des personnalités scientifiques prestigieuses viennent en renfort du projet : Louis de Broglie, en particulier, est le premier à suggérer la création d’un grand laboratoire européen. Un autre prix Nobel de physique apporte également son soutien : l’Américain Isidor Rabi, qui intervient dans ce sens lors de la 5e Conférence générale de l’Unesco, à Florence, en juin 1950. Du côté de l’oncle Sam aussi, l’accueil est donc chaleureux !

Le projet avance ainsi dans les tuyaux de l’Unesco, sous la forme d’un laboratoire disposant d’un accélérateur – et surtout pas d’un réacteur ! – de particules de 6 giga-électrons-Volts (GeV), jusqu’à la mise en place, en février 1952, d’une instance provisoire : le Conseil européen pour la recherche nucléaire, qui doit établir jusque dans les moindres détails le programme du futur centre de recherche, et commence par choisir, dès sa troisième session, le canton de Genève pour l’accueillir. Les scientifiques et les administrateurs qui le composent n’examinent pas seulement les questions institutionnelles : chemin faisant, ils suivent de près les derniers développements technologiques, qui permettent d’entrevoir la création d’accélérateurs pouvant atteindre 20, et bientôt 30 GeV – premières multiplications de ces « hautes énergies »… mais le Cern en connaîtra bien d’autres, et des plus spectaculaires !

L’année 1954 marque la fin de la genèse du Cern et le début de son histoire. Le 17 mai, les premiers coups de pioche sont donnés sur la plaine de Meyrin, qui accueillera les installations. Et, le 29 septembre, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire voit le jour, en conservant toutefois l’acronyme du conseil provisoire – qui est d’ores et déjà entré dans l’usage courant chez chacun de ses membres, et est évidemment plus facile à prononcer, dans la plupart des langues en usage au sein de l’institution, que « OERN »… Quoi qu’il en soit, en quelques années seulement, c’est-à-dire avec une rapidité effarante au regard de l’ampleur du projet, l’affaire a été rondement menée !

1er coup de pioche sur le site du CERN
Le 17 mai 1954, les premiers coups de pelle étaient donnés sur le site de Meyrin en présence de personnalités officielles du canton de Genève et de personnels du Cern.
1er coup de pioche sur le site du CERN
Le 17 mai 1954, les premiers coups de pelle étaient donnés sur le site de Meyrin en présence de personnalités officielles du canton de Genève et de personnels du Cern.

Du Synchrocyclotron au LHC, et au-delà…

L’histoire du Cern s’écrit alors au rythme des projets qui sont nés au sein de l’organisation. Elle a été analysée sous toutes ses coutures, au moins pour ses trois premières décennies, par une équipe d’historiens qui a publié une History of Cern en trois tomes et quelque 2 000 pages – une œuvre majeure pour l’histoire contemporaine de la recherche scientifique. On peut tout au plus poser ici quelques jalons dans le parcours si riche de l’organisation européenne, en commençant par l’année 1957, qui voit le démarrage du premier accélérateur du Cern, le Synchrocyclotron, suivi, deux ans plus tard, par le Synchrotron à protons, qui demeure aujourd’hui encore au cœur de son complexe d’accélérateurs.

Le Synchrocyclotron, premier accélérateur du CERN
Démarrage du premier accélérateur du Cern, le Synchrocyclotron, en 1957.
Le Synchrocyclotron, premier accélérateur du CERN
Démarrage du premier accélérateur du Cern, le Synchrocyclotron, en 1957.

Les années 1970 composent aussi une période très intense pour le Cern. D’un point de vue instrumental, le premier collisionneur de hadrons – les anneaux de stockage à insertion – est mis en service à l’aube de la décennie, tandis que le Supersynchrotron à protons, d’une circonférence de 7 kilomètres, fournit ses premiers faisceaux à partir de 1976. Entre-temps, en apportant les premiers indices directs d’un courant neutre faible, l’expérience de la chambre à bulles Gargamelle est venue conforter la théorie électrofaible, avançant que la force faible et la force électromagnétique étaient en réalité deux versions différentes d’une même force – la confirmation définitive vient en 1983 avec la découverte au Cern des particules W et Z porteuses de l’interaction faible, qui vaudront à Carlo Rubbia et Simon van der Meer le prix Nobel de physique l’année suivante.

Les étapes suivantes sont encore mieux connues tant elles ont marqué les esprits et continuent aujourd’hui encore de scander l’actualité : la mise en service, en 1989, du grand collisionneur électro-positron (LEP), un anneau de 27 kilomètres de circonférence implanté à 100 mètres de profondeur ; et, dix ans plus tard, dans le tunnel du LEP, le début de la construction du grand collisionneur de hadrons (LHC), l’instrument scientifique le plus complexe jamais élaboré à travers le monde, qui permet des collisions frontales de 14 TeV – quatorze mille milliards d’électrons-Volts, qui équivalent à deux mille fois l’énergie envisagée dans les projets initiaux du Cern ! Le LHC a fourni ses premiers faisceaux en 2008 et produit ses premières collisions à haute énergie en 2010, conduisant à la détection en juillet 2012 d’une particule que les chercheurs du Cern investis dans les expériences Atlas et CMS ont identifiée comme le boson de Higgs.

Le Grand collisionneur électro-positron (LEP)
Vue du domaine du Cern. La grande ellipse indique l’emplacement du tunnel du LEP, d’une circonférence de 27 kilomètres, la petite ellipse, celui du tunnel du SPS, d’une circonférence de 7 kilomètres. Les pointillés matérialisent la frontière franco-suisse.
Le Grand collisionneur électro-positron (LEP)
Vue du domaine du Cern. La grande ellipse indique l’emplacement du tunnel du LEP, d’une circonférence de 27 kilomètres, la petite ellipse, celui du tunnel du SPS, d’une circonférence de 7 kilomètres. Les pointillés matérialisent la frontière franco-suisse.

Au regard de l’histoire, l’ensemble de ces projets, de même que les résultats auxquels ils ont conduit, témoignent de la pertinence des plans établis par quelques scientifiques et administrateurs de la recherche à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Confrontés à l’impérieuse nécessité de collaborer – car aucun pays européen n’aurait pu, et ne pourrait aujourd’hui encore financer seul une telle organisation –, ils sont parvenus à dessiner les plans d’une institution souple, originale et performante. Actuellement, plus d’une dizaine de milliers de scientifiques, issus de six cents centres de recherche à travers le monde, continuent d’avancer sur le chemin tracé par ces quelques pionniers – et, parmi eux, les personnels du CNRS participent activement aux programmes du Cern. Et demain ? Il faudrait voir à ne pas perdre trop de temps à célébrer le 60e anniversaire, car il reste du pain sur la planche : puisque le « modèle standard » ne permet de décrire que l’Univers visible, c’est-à-dire de 4 à 5 % de l’énergie totale de l’Univers, la « nouvelle physique » promet une belle moisson de découvertes au moins pour les 1 200 prochaines années de l’histoire du Cern…

En ligne :
Le CNRS et le CEA viennent de mettre en ligne un webdoc sur le Cern : experience-cern360.fr

À lire :
> Cern History Project, History of Cern, Amsterdam, North Holland Ed., 3 tomes édités en 1987 (pour la genèse jusqu’en 1954), en 1990 (pour la période 1954-1965) et en 1996 (après 1965).
> « Genèse d’un projet : du LEP au LHC », Henri Ostrowiecki, La Revue pour l’histoire du CNRS, n° 1, 1999, CNRS Éditions.

À voir :
> Le Cern et la science pour la paix (4 min 14)
> Le Cern et l’avènement du modèle standard (5 min 38)
> L’histoire du Cern : un voyage de 50 années au coeur de la matière (24 min 51)
> Le Cern, berceau du LHC

Notes
  • 1. Science et politique, Jean-Jacques Salomon, Economica, 1989, p. 294.
  • 2. Erwin Schrödinger, 1952, cité par Dominique Pestre, « L’organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 4, 1984, p. 67.

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