Donner du sens à la science

La nuit, terra incognita

La nuit, terra incognita

«Vivre pendant que les autres dorment» pose à l’humanité des défis considérables. Le sujet est encore peu traité par la recherche alors que Paris fête sa treizième Nuit blanche... Un billet à lire également sur Libération.fr

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La nuit n’est pas la même pour tout le monde. Des phénomènes qui pourraient nous apparaitre comme naturels ou universaux — le besoin humain de sommeil et les effets biologiques de sa privation, les gestions de la veille, la relation de l’obscurité à la lumière… — révèlent en réalité une grande diversité à travers les environnements, les cultures, les croyances et les époques. Pourtant, la nuit reste une terra incognita, peu explorée par les différents champs de la recherche. Ainsi, de façon étrange, en dehors de certains rituels ou événements festifs notés comme devant «se passer la nuit», les anthropologues n’ont à leur disposition aucun concept propre à ce segment du nycthémère.

Les universaux comme «manger», «procréer» ou «mourir» ont fait la chair de l’ethnologie (rites de commensalité, division sexuelle du travail et systèmes de parenté, rituels funéraires, etc). Mais de fait, jusqu’à une période très récente, la fonction vitale qu’est le sommeil n’avait jamais été introduite dans les protocoles de recherche ni même envisagée, probablement parce que l’homme apparaît durant cette période de temps comme inactif. L’anthropologie se serait désintéressée de cet objet, comme si le besoin de sommeil d’un chercheur de terrain épuisé coïncidait avec l’idée que la nuit était vide d’activités, et réduite à une sorte de négation du jour.
 

Toutes les sociétés sont porteuses de logiques culturelles formatées par et pour la nuit.

Or, la nuit, c’est tout un ensemble de paramètres de la vie psychique qui prend une nouvelle dimension. Si l’on considère le domaine largement oublié des perceptions nocturnes: à quoi se rapportent les vastes ensembles d’éléments liés à la «nuit», au sens le plus large, dans le domaine des couleurs, des sensations tactiles et érotiques, des normes éthiques, de l’imaginaire des espaces et des temporalités, de l’ontologie des êtres vivants, des valeurs esthétiques ? On connaît très mal la coloration des humeurs, entre plaisir et douleur, et leur contrôle en relation avec la nuit.
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Dans les sociétés amérindiennes, la nuit suscite fantasmes et épouvante, elle est ce qui dessine les paysages adverses du danger face à la sécurité, mais elle est aussi le temps de l’apprentissage chamanique et de la mémoire, comme chez les Yucuna amazoniens .

Toutes les sociétés sont porteuses de logiques culturelles formatées par et pour la nuit : les territoires placés sous le règne de la nuit sont contrôlés par des dispositifs qui leurs sont propres, strictement incomparables avec ceux du jour. Chez les infirmières de nuit, elle est le temps où se réinventent de nouveaux rapports sociaux, différents de ceux qui s’établissent en travail de jour. Il en va de même chez les ouvriers des travaux publics qui doivent être exécutés la nuit et de façon générale chez ceux qui animent la vie urbaine nocturne…

Maisons de la communauté Inuit dans le Grand Nord canadien
Une nuit chez des Inuits, dans le territoire du Nunavut, dans le Grand Nord canadien.
Maisons de la communauté Inuit dans le Grand Nord canadien
Une nuit chez des Inuits, dans le territoire du Nunavut, dans le Grand Nord canadien.

Il convient donc de comprendre comment les sociétés prennent en charge la totalité de ces événements entre le coucher et le lever du soleil. Notons d’ailleurs que cette définition astronomique ne saurait convenir aux Inuit au nord du cercle arctique ; la nuit, qui peut durer chez eux six mois, conduit cette société qui hait et repousse le sommeil à mettre en place des dispositifs originaux de maîtrise de l’obscurité. Plus près de nous, l’usage des lumières crée pour les danseuses du Lido l’illusion d’un jour «extrême», une clarté propice à la fête, qui n’est ni jour ni nuit.

On le voit, il importe de mieux savoir comment les phases de la nuit sont repérables et repérées selon les cultures et de même, comment sont gérées les transitions entre le jour et la nuit. Comment celles-ci sont niées aussi parfois, comme sur les bateaux de pêche au grand large, lors des périodes d’activité continue pendant lesquelles la nuit est ignorée et même bannie du vocabulaire : «la nuit à bord n’existe pas» rapporte un chercheur car elle ne doit pas interrompre la remontée des filets dans un environnement éclairé constamment et brutalement a giorno.

Tant sur le terrain qu’en laboratoire, les chercheurs élaborent des outils d’analyse pour séparer le propre de la nuit, et mesurer ses intrusions dans le jour, ou au contraire la «nocturnisation» d’activités urbaines autrefois réservées au jour comme l’accès à l’alimentation 24h/24 et la désormais fameuse nuit blanche, cette manifestation artistique francilienne qui se déroule toute une nuit et qui attire des centaines de milliers de spectateurs. Ainsi le concept de «nocturnité» s’applique à  l’ensemble des éléments qui peuvent advenir de jour mais dont les caractéristiques relèvent de la nuit — dans la définition précise que lui donne telle ou telle société— fantasmes, apparitions, dangers, peurs, lois différenciant les délits de jour et de nuit…

Nuit Blanche 2013
Spectacle pyrotechnique réalisé par l'artiste chinois Cai Guo-Qiang près des berges de la Seine au cours de la Nuit Blanche 2013.
Nuit Blanche 2013
Spectacle pyrotechnique réalisé par l'artiste chinois Cai Guo-Qiang près des berges de la Seine au cours de la Nuit Blanche 2013.

On pourrait en dire encore bien davantage sur ces «leçons de la nocturnité». La nuit, et surtout le fait de «vivre la nuit» et de proposer de plus en plus d’activités, posent à l’humanité des défis considérables. Des disciplines comme la médecine de la santé publique, l’écologie ou l’économie touristique des «villages étoilés» doivent joindre leurs compétences à celles de l’anthropologie pour les relever.

Jacques Galinier et Aurore Monod Becquelin animent le groupe de recherche, le séminaire pluridisciplinaire et la collection «Anthropologie de la nuit». Ses membres collaborent entre autres avec des médecins, des biologistes, des géographes et des sociologues.

 

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