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La musique marque son territoire

La musique marque son territoire

Comment la musique nous attache-t-elle à un territoire ? Nicolas Canova et Yves Raibaud nous livrent leurs réflexions géomusicales sur ces liens, à l’occasion de la Fête de la musique.

La musique est-elle un objet géographique ? Le son et sa diffusion, l’ouïe, les bruits de la ville, les territoires musicaux et leurs inscriptions dans l’histoire, les équipements culturels, la mondialisation des musiques urbaines, les musiques noires dans une perspective postcoloniale : toutes ces questions ont été abordées dans les textes rassemblés en France ces dernières années. Ils participent à un premier inventaire montrant les possibilités d’une lecture et d’une interprétation géographiques des espaces sonores et musicaux, ainsi que des sociétés qui leur donnent sens.

Selon Yves Raibaud et Nicolas Canova, la musique acoustique (comme ici, lors d’un concert à Marseille durant la fête de la musique de 2015) ou amplifiée par des haut-parleurs marquerait un attachement différencié au territoire.
Selon Yves Raibaud et Nicolas Canova, la musique acoustique (comme ici, lors d’un concert à Marseille durant la fête de la musique de 2015) ou amplifiée par des haut-parleurs marquerait un attachement différencié au territoire.

Les géographes cherchent aujourd’hui à comprendre comment se recomposent et s’articulent les territoires musicaux, en lien avec de nouveaux récits tels que la crise climatique, l’accélération ressentie des migrations, le dérèglement de l’économie mondiale ou la prise en compte d’un monde non humain (animal et végétal).
 

La géomusique interroge les effets de l’industrialisation de la production musicale sur notre environnement.

Le retour (revivalisme) des musiques autochtones – les joueurs et danseurs de pow-wow au Canada, les chanteurs Sámi de Laponie, les cantadores brésilien ou les musiciens grecs de Karpathos – n’ignore pas ces transitions et fait ressurgir les récits anciens sous des formes actualisées, notamment grâce aux nouveaux réseaux sociaux et leurs supports numériques.

 

La géomusique1 explore l’espace sonore et ce qu’il nous dit des personnes qui l’habitent, en relation avec leur environnement. L’attachement au territoire s’exprime à travers le grain de la voix, les improvisations chantées, le son des instruments, l’écriture musicale. La géomusique interroge aussi les effets de l’industrialisation de la production musicale sur notre environnement.
 

Concert d’un groupe d’Indiens Américains lors de la Fête de la musique à Paris, en 2009. Selon la géomusique, chaque individu habite un espace sonore lié à son environnement.
Concert d’un groupe d’Indiens Américains lors de la Fête de la musique à Paris, en 2009. Selon la géomusique, chaque individu habite un espace sonore lié à son environnement.

Musique et attachement

Qu’est-ce qui nous attache au territoire ? Pour le sociologue Antoine Hennion, le goût musical n’est pas un jeu social gratuit mais une modalité pratique d’attachement au monde. La géomusique emprunte à la psychologie comportementale2 les figures d’attachement qui construisent des bases pour explorer le monde. Ainsi en est-il du paysage sonore des nomades autochtones, nécessaire pour se rassurer, se repérer, s’orienter dans un espace familier, habité par les esprits et le monde non humain. Ce paysage familier peut devenir hostile au point d’être fui (à cause de la sécheresse, de la pauvreté, de la guerre), provoquant un attachement anxieux au pays d’origine, tel que le transmet la saudade, musique nostalgique des migrations lusophones.

L’attachement peut être désorienté par des ruptures musicales affectives, par exemple pour ces jeunes musiciennes japonaises qui viennent étudier la musique contemporaine à Paris ou à New York, ou par la mondialisation de la techno née au sein de la communauté noire de Détroit : portée, pour une large part, par des musiciens blancs depuis son passage à Berlin, elle revient chargée de cette ambiguïté dans une ville en mutation, oublieuse de son passé de luttes contre la ségrégation raciale..
 

Le goût musical n’est pas un jeu social gratuit mais une modalité pratique d’attachement au monde.

L’existence d’une relation originelle avec l’espace sonore et musical, le fait que cette relation, plus ou moins heureuse, puisse être compensée, perturbée, enrichie ou partiellement remplacée dans des interactions postérieures, permettent de faire de la figure de l’attachement musical une clé de compréhension de la territorialité.

Pour le psychologue Alfred Tomatis, la voix est la projection de ce qu’on entend. Il tente de nous convaincre qu’un bon lien entre le son, l’ouïe et l’environnement physique et social est nécessaire à l’équilibre psychique. Mais plus encore, il nous décrit comment les perturbations de cette relation originelle au monde peuvent traduire et par la suite produire, à travers la voix, l’expression de l’anxiété, de la colère, de la tristesse ou de la souffrance. Le « grain de voix noire » évoqué par l’anthropologue Emmanuel Parent3 peut être considéré comme un exemple d’expression collective relevant de ce processus. Chez les écrivains africains-américains, pas de nostalgie, de souvenirs d’enfance, de sentiment d’appartenance à la communauté qui ne passent par cette manière particulière de chanter, habitude ou technique reprise ensuite par les trompettistes et saxophonistes de jazz. Habiter le monde avec des sons, pour la communauté des descendants d’esclaves notamment, passe par ce grain de voix qui n’a rien de biologique mais doit tout à son histoire.

Où sont les musiques ?

L’importation de ces thèmes en géographie nous conduit à nous interroger sur le « lieu » même de la musique. Le géographe et philosophe Augustin Berque oppose ainsi le topos aristotélicien – lieu défini, séparable de la chose qu’il situe, car la chose est mobile alors que le lieu ne l’est pas – à la chôra platonicienne – espace illimité, « toujours déjà là », empreinte et matrice de la genèse, indissociable de la chose qu’elle contient, que Berque nous propose de traduire par « écoumène ». L’oubli, l’effacement de la chôra illustre comment l’humanité se détache, au point de la détruire, de son origine : la Terre mère. L’écoumène musical ne serait-il pas chôra ? Ne s’opposerait-il pas à des topoï, lieux et scènes musicales éphémères, détachés, perpétuellement renouvelés par les industries culturelles ?

Une étude du géographe Philippe Bourdeau sur une tournée mondiale des Rolling Stones (ici, un concert du groupe en 2013 à Porto Alegre, au Brésil) fournit un exemple de la déterritorialisation opérée par l'industrie musicale : des avions-cargos charriant toujours les mêmes infrastructures de scène, quel que soit le pays d'accueil de la tournée.
Une étude du géographe Philippe Bourdeau sur une tournée mondiale des Rolling Stones (ici, un concert du groupe en 2013 à Porto Alegre, au Brésil) fournit un exemple de la déterritorialisation opérée par l'industrie musicale : des avions-cargos charriant toujours les mêmes infrastructures de scène, quel que soit le pays d'accueil de la tournée.

On peut trouver une illustration contemporaine de cette césure dans le type de traitement du son utilisé : acoustique ou amplifié. Dans le premier cas, la musique est contenue dans l’écoumène. Dans le cas de la musique assortie d’amplificateurs, elle s’en affranchit : il n’est alors plus besoin de territoires, car les scènes suffisent et hiérarchisent le visible (l’audible) et l’invisible (devenu inaudible) par l’amplification illimitée du son industriel et son emprise spatiale. Philippe Bourdeau nous fournit un exemple de la déterritorialisation accomplie par les musiques amplifiées à travers l’étude d’une tournée mondiale des Rolling Stones4 : mêmes installations scéniques aux quatre coins de la planète, mêmes éclairages et écrans géants, des avions-cargos transportant des infrastructures adaptées, des sonos gigantesques…

Musique et son des villes

Le 21 juin donne à chacun l’occasion d’observer ce qu’est devenue la Fête de la musique dans la plupart des villes de France où elle est célébrée. Le mot d’ordre libératoire lancé en 1981 par Jack Lang, « Faites de la musique », qui invitait les amateurs à sortir dans la rue avec leur guitare, leur flûte à bec, leur voix ou leur percussion pour fêter l’été ne s’est-il pas transformé en célébration uniforme de la toute-puissance des musiques amplifiées ?

Une perspective écologique de la géomusique nous invite à réfléchir sur ce que la diversité et la proximité des musiques acoustiques apportent à notre attachement au territoire et aux liens unissant celles et ceux qui l’habitent ou le traversent. Cette perspective concerne les nombreuses municipalités qui, comme à Bordeaux5, s’intéressent aux « sons de la ville ». Au point d’envisager, peut-être, la création d’une charte sonore et/ou d’une charte musicale afin d’améliorer les ambiances urbaines. Car, dans des villes qui souhaitent de plus en plus diminuer le trafic automobile, comment remplacer le bruit des voitures autrement que par du silence ? N’est-ce pas en restaurant ces petits bruits et ces musiques familières (humaines ou non, tel le chant des oiseaux) qui nous attachent au territoire ?

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

Notes
  • 1. Dossier « Géomusique », L’information géographique, mars 2017, vol. 81.
  • 2. Attachement et perte, vol. 1 et 2, John Bolwby, PUF, 1978 , 544 p.
  • 3. « Habiter le monde avec des sons. Le grain de voix noire. », Emmanuel Parent, Géographie et Cultures, 2011, vol. 76.
  • 4. « Les Rolling Stones en tournée », Philippe Bourdeau, La GéoGraphie, 2009, vol. 6 : 84-87.
  • 5. « Sons de la ville », autosaisine du Conseil de développement durable de Bordeaux Métropole, Bordeaux, 2017.

À lire / À voir

Géomusique, L’information géographique, mars 2017, vol. 81.

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