Donner du sens à la science

Jean Zay rejoint Jean Perrin au Panthéon

Jean Zay rejoint Jean Perrin au Panthéon

20.06.2014, par
À l’occasion du 70e anniversaire de la mort de Jean Zay, retour sur le destin de cet ancien résistant, grand ministre de l’Éducation nationale et artisan, avec Jean Perrin, de la création du CNRS. L’historien Denis Guthleben propose un portrait croisé des deux hommes bientôt réunis au Panthéon.

Le président de la République, François Hollande, a annoncé le 21 février dernier que les cendres de Jean Zay, avec celles de Germaine Tillion, de Geneviève de Gaulle-Anthonioz et de Pierre Brossolette, allaient être transférées au Panthéon le 27 mai 2015. « J’ai voulu que ce soit l’esprit de Résistance qui puisse être salué », a-t-il précisé au Mont-Valérien, haut lieu de la mémoire nationale. Cet « esprit », Jean Zay l’a défendu aux heures tragiques de notre histoire. Il lui a sacrifié sa liberté, entre les murs des maisons d’arrêt de Clermont-Ferrand et de Riom, où le régime de Vichy l’a retenu captif, puis sa vie elle-même, fauchée avec lâcheté, le 20 juin 1944, par la Milice de l’« État français ».

Mais ce n’est pas qu’un martyr que la nation s’apprête à faire entrer dans son temple. Les balles des collaborateurs ont atteint le résistant Jean Zay. Mais elles visaient aussi l’homme d’État, et à ce titre le symbole Jean Zay : le ministre du Front populaire, le champion des valeurs républicaines, le réformateur de l’Éducation nationale et, on l’oublie parfois, l’un des architectes de notre politique de la recherche. Dans ce domaine, son action est inextricablement liée à celle de Jean Perrin, initiateur de la création du CNRS en 1939. Leur histoire commune, qui débute en 1936, à la victoire du Front populaire, est celle d’une rencontre exceptionnelle entre une puissante volonté politique et une grande ambition scientifique.

Le savant et le politique

Difficile d’imaginer deux personnalités plus tranchées que celles de Jean Perrin et de Jean Zay. Jean Zay semble être né pour la politique : brillant étudiant en droit, avocat, journaliste, il a été élu député à l’âge de 27 ans. En 1936, Léon Blum le nomme à la tête du ministère de l’Éducation nationale, à 31 ans, faisant un pari audacieux sur la fraîcheur et, déjà, la compétence de celui qui demeure le plus jeune ministre de la IIIe République.

Léon Blum (à gauche) et Jean Zay (à droite) après un conseil des ministres en 1938. Deux ans auparavant, Jean Zay avait été nommé à la tête du ministère de l'Éducation nationale à tout juste 31 ans.
Léon Blum (à gauche) et Jean Zay (à droite) après un conseil des ministres en 1938. Deux ans auparavant, Jean Zay avait été nommé à la tête du ministère de l'Éducation nationale à tout juste 31 ans.

À cette époque, Jean Perrin porte fièrement ses 65 ans sous des cheveux en bataille et une belle barbe blanche ; il est parvenu au faîte d’une vaste carrière scientifique et il n’a touché à la politique qu’à regret, lorsqu’il s’est agi de plaider la cause de la recherche auprès d’autorités souvent peu convaincues de la nécessité de la soutenir. Même lorsqu’il est appelé au sous-secrétariat d’État à la Recherche du gouvernement du Front populaire, en septembre 1936, il n’accepte que pour remplacer au pied levé Irène Joliot-Curie, son éphémère prédécesseur, qui s’est vite aperçue que la paillasse lui convenait mieux qu’un maroquin.

 Jean Zay ne s’est encore jamais préoccupé de la recherche lorsqu’il prend ses fonctions à l’hôtel de Rochechouart. Sa jeunesse et son début de carrière fulgurant ne lui en ont pas laissé le loisir. Et, pour tout dire, le monde scientifique, à mille lieues des âpretés de la vie politique, lui semble presque exotique : lorsqu’il l’évoque dans ses Souvenirs, c’est avec un regard amusé, où se glissent des clichés récurrents, notamment sur l’étourderie et la « touchante candeur, fréquente chez les savants » 1.

Il faut d’ailleurs rendre à César ce qui lui appartient : les désignations d’Irène Joliot-Curie puis de Jean Perrin au sous-secrétariat d’État à la Recherche scientifique ne relèvent pas de Jean Zay, mais de Léon Blum lui-même. De son propre aveu, le ministre de l’Éducation nationale ne connaissait alors ni l’une ni l’autre, sauf à travers la notoriété que leur avait conférée leurs prix Nobel de chimie et de physique. D’Irène Joliot-Curie, il ne se souvient, a posteriori, que de l’avoir vue « dépaysée dans les bureaux ministériels. Elle y languissait littéralement. Son laboratoire seul l’attirait et elle avait hâte de le regagner. Dans les conciliabules officiels, devant un dossier administratif, on la sentait absente, sans goût » 2.

Jean Zay a été profondément marqué par la personnalité de Jean Perrin. Le portrait qu’il dresse du vénérable savant révèle une admiration évidente : « Sous des dehors paisibles, Jean Perrin brûlait de passion. Il paraissait naïf et distrait, presque nuageux ; il était en réalité toujours attentif, précis, concentré, roublard s’il le fallait. Dans les commissions ministérielles, on voyait sa tête s’incliner, ses yeux se fermer et ses lèvres laisser échapper un souffle régulier, mais il dormait si peu qu’on l’entendait soudain intervenir au moment décisif, avec la parfaite perception de tout ce qui avait été dit. » 3

Jean Zay (ici en manteau clair
Jean Zay (ici en manteau clair) a été profondément marqué par la personnalité de Jean Perrin (ici à sa droite).
Jean Zay (ici en manteau clair
Jean Zay (ici en manteau clair) a été profondément marqué par la personnalité de Jean Perrin (ici à sa droite).

Inspirer la recherche et la dévoiler au plus grand nombre

Maintenant que les personnalités sont posées, voyons leurs actes. Dans le domaine de la recherche scientifique, le gouvernement de Léon Blum, dont font partie Jean Zay et Jean Perrin, ne s’est pas aventuré sur une terre en friche : les initiatives s’étaient multipliées depuis le début du siècle. Il faut en effet mentionner, dans les quelques années qui précèdent la victoire du Front populaire, la création du Conseil supérieur de la recherche en 1933, et celle de la Caisse nationale de la recherche scientifique (la CNRS) en 1935. Mais l’année 1936, à défaut d’une franche rupture, marque une accélération : la création du sous-secrétariat est en soi déjà un signal fort ; celle d’un service central permanent au ministère de l’Éducation nationale, qui « dirige, provoque et coordonne toutes les activités qui sont consacrées à la recherche scientifique dans tous les domaines » 4, en est un autre.

Jean Zay offre la direction de ce service au physiologiste Henri Laugier, un savant très introduit dans le milieu politique, plusieurs fois directeur de cabinet ministériel, et lui confie de larges missions : il donne à des chercheurs les titres de boursiers, chargés, maîtres et directeurs de recherche, attribue le matériel et les aides techniques, assure des crédits réguliers aux laboratoires de l’enseignement supérieur mais aussi, une nouveauté, aux laboratoires créés par le service – parmi lesquels l’Institut d’astrophysique de Paris et l’Institut de recherche et d’histoire des textes, toujours actifs aujourd’hui. Il ne s’agit donc plus seulement d’encourager la recherche, mais de l’inspirer pour permettre l’essor de disciplines nouvelles. Une organisation complète est ainsi mise en place : le Conseil supérieur délibère et propose, le Service central décide et exécute, la Caisse finance. La recherche a désormais son gouvernement…

Mais ce n’est pas tout : pour permettre à la science de conserver la place qui est en train de lui être aménagée, il ne faut pas qu’elle reste l’affaire de quelques savants retranchés dans leur tour d’ivoire – un autre cliché qui a la vie dure et que Jean Zay, fidèle à son souci de démocratiser l’enseignement et la culture, souhaite dissiper. À ses yeux, et à ceux de Jean Perrin également, il est nécessaire de la dévoiler au plus grand nombre, d’en expliquer les besoins, les rouages et les avancées à une opinion qui contribue à son financement et donc à son essor. L’une des solutions réside dans la création d’un lieu ouvert à tous qui lui soit dédié, un « Palais de la découverte ». Le ministre de l’Éducation nationale et son sous-secrétaire d’État se sont considérablement investis dans ce projet, qui vient tout juste d’aboutir lorsque, à la fin du mois de juin 1937, Léon Blum remet la démission de son gouvernement.

Le Palais de la découverte en 1937.
Le Palais de la découverte en 1937.

Dans le nouveau cabinet qui se forme alors, sous la présidence de Camille Chautemps, Jean Zay conserve son portefeuille, mais le sous-secrétariat d’État de Jean Perrin disparaît. Afin de poursuivre l’œuvre commune qu’ils ont entreprise, Jean Zay le nomme à la présidence du Conseil supérieur de la recherche, avec pour mission d’organiser une réunion plénière de la haute assemblée. Elle débute le 2 mars 1938 à la Maison de la chimie. Le ministre entend bien lui donner un caractère solennel – l’allure d’assises de la recherche, dirions-nous aujourd’hui. « Je souhaite que cette réunion fournisse l’occasion d’une consultation très complète sur toutes les questions importantes pour l’avenir de la recherche scientifique », explique-t-il en conviant les participants.

Deux grandes pensées, deux grands cœurs

Le projet d’un organisme nouveau, national, ambitieux, commence à être évoqué lors de cette réunion. Les urgences imposées par le contexte international – la semaine suivante voit la Wehrmacht envahir l’Autriche, préalable à son annexion au Reich – ne lui permettent pas de voir le jour immédiatement : la création du CNRS ne survient que l’année suivante. Et l’honneur d’annoncer sa naissance n’incombe pas à Jean Zay, pour cause : le ministre de l’Éducation nationale a démissionné le mois précédent, dès le lendemain de l’invasion de la Pologne, pour s’engager toutes affaires cessantes dans l’armée française. Le décret fondateur du CNRS, le 19 octobre 1939, porte donc la signature de son successeur, Yvon Delbos.

C’est dans l’uniforme de sous-lieutenant que Jean Zay vit toutes les étapes de la tragédie qui débute alors : la Drôle de guerre, l’offensive de la Wehrmacht, la débâcle, la fuite vers Bordeaux, où il obtient une permission pour participer à la dernière session du Parlement… Vient ensuite le choix douloureux du départ pour le Maroc, où il espère continuer la lutte, mais il est finalement arrêté le 15 août 1940. Au cours d’un procès sommaire à Clermont-Ferrand, il est condamné pour désertion devant l’ennemi par ceux-là mêmes qui ont accepté la défaite et s’apprêtent à engager la France « dans la voie de la collaboration »…

Jean Zay aux Armées.
Jean Zay aux Armées.
Jean Zay aux Armées.
Jean Zay aux Armées.

C’est du fond de sa geôle que, le 29 avril 1942, apprenant le décès de Jean Perrin dans son exil new-yorkais, il rédige ces si belles lignes sur le CNRS : « Quand les hommes sont habitués à travailler à l’écart les uns des autres, il est malaisé de les rapprocher ; leur collaboration loyale suppose de petits sacrifices d’amour-propre, des concessions mutuelles, une confiance réciproque, qui ne naissent point naturellement. Mais la tâche est désormais en cours ; elle est acquise ; elle suivra son impulsion, qui la grandira d’année en année. L’institution est fondée ; on s’étonnera plus tard qu’il ait fallu l’attendre si longtemps. Avant de mourir, tragiquement isolé, éloigné de ses amis, privé de la ferveur nationale qui se fût penchée à son chevet, Jean Perrin aura eu du moins cette certitude . Dans les laboratoires de France, c’est vers une chambre d’hôpital de New York que toutes les pensées ont dû se tourner le 18 avril, une chambre anonyme où venait de s’éteindre une grande pensée, de cesser de battre un grand cœur. »

Jean Perrin a été porté au Panthéon de la nation le 17 novembre 1948. Lorsque Jean Zay y fera son entrée, le 27 mai 2015, deux grandes pensées, deux grands cœurs seront à nouveau réunis.

Notes
  • 1. Souvenirs et solitudes, Jean Zay, Paris, Belin, 2010, p. 380.
  • 2. Ibid., p. 312.
  • 3. Idem.
  • 4. Décret créant le Service central de la recherche scientifique, 28 avril 1937, Journal officiel, 2 mai 1937.

À lire / À voir

Histoire du CNRS de 1939 à nos jours. Une ambition nationale pour la science, Denis Guthleben, Armand Colin, rééd. Poche 2013, 496 p., 14,90 €

 Rêves de Savants. Étonnantes inventions de l’entre-deux-guerres, Denis Guthleben, Armand Colin, 2011, 160 p., 25,40 €

Le Sabre et l’Éprouvette. L’invention d’une science de guerre, 1914-1939, David Aubin et Patrice Bret (dir.), Agnès Viénot Éditions, 2003, 254 p., 20,43 €

De la science à la défense nationale, Paul Painlevé, Calmann-Lévy, 1931

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