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Soigner grâce à l'histoire

Soigner grâce à l'histoire

04.01.2016, par
Silicose, mineurs
Mineurs en Pennsylvanie, États-Unis, 1931. La silicose, notamment provoquée par l’inhalation de poussières de silice dans les mines, est l’une des maladies professionnelles les plus mortelles de l’histoire, mais elle est encore mal reconnue.
Et si, pour améliorer le diagnostic et le traitement d’une maladie, on enquêtait sur la façon dont nos savoirs et nos ignorances se sont construits autour de cette pathologie ? C’est en tout cas l’esprit du projet Silicosis qui, en combinant histoire et médecine, améliore déjà le suivi de patients exposés à certains types de poussières.

« Nous avons sauvé notre premier malade ! », s’enthousiasme Paul-André Rosental, historien au Centre d’études européennes de Science Po1. Son projet Silicosis, lancé il y a trois ans, est atypique mais prometteur : il consiste à reconstituer l’histoire des maladies pour mieux les diagnostiquer. Et au final, soigner grâce aux sciences sociales. Premier succès : en 2013, un homme de 78 ans est hospitalisé d’urgence à l’hôpital Avicenne de Bobigny pour une détresse respiratoire aiguë, un état cardiaque préoccupant et une accumulation anormale de liquide autour des poumons et du cœur. Les antibiotiques sont inefficaces. Mais le docteur Marianne Kambouchner, anatomo-pathologiste, est alors appelée à analyser les biopsies réalisées sur le malade. Collaborant au volet médical du projet Silicosis, elle est sensibilisée à la mauvaise prise en compte de la toxicité des poussières depuis les années 1930.  Elle reprend donc le dossier sous un autre angle : et si le patient, ancien maçon, développait une pathologie liée aux poussières respirées au cours de sa carrière, réactivée par l’inhalation des poussières de la cheminée qu’il vient de ramoner ? Les examens complémentaires confirment l’hypothèse : l’homme est atteint d'une silicose chronique (une atteinte irréversible des poumons due aux poussières de silice) ; et l’exposition récente est à l’origine d’une crise aiguë de lupus érythémateux disséminéFermerMaladie inflammatoire chronique pouvant affecter de nombreux organes (peau, reins, articulations, poumons, système nerveux). D’origine auto-immune, cette maladie se caractérise par une succession de périodes symptomatiques et de phases de rémission. On parle aussi de lupus systémique., une maladie auto-immune soupçonnée d’avoir un lien avec l’inhalation de poussières minéralesFermerParticules inorganiques légères, pouvant se maintenir en suspension dans l’air. En raison de leur petite taille, les particules fines (diamètre inférieur à 2,5 microns) et les particules ultrafines ou nano-particules (diamètre inférieur à 0,1 micron) ont la particularité de pénétrer très profondément dans les bronches.. Le diagnostic permet de modifier le traitement. Des corticoïdes administrés à haute dose permettent de sortir le malade de cette phase aigüe et de le remettre sur pieds.

Silicose, macrophage
Macrophage vue en microscopie électronique avec une poussière à l’intérieur.
Silicose, macrophage
Macrophage vue en microscopie électronique avec une poussière à l’intérieur.

Une maladie « négociée » avec les entreprises minières

Le projet Silicosis, qui a reçu le soutien de l’Union européenne, est le fruit d’un constat simple : on ne trouve que ce qu’on cherche. Et en faisant l’archéologie des savoirs oubliés, délaissés, ou volontairement écartés, l’histoire permet, justement, de rouvrir des pistes laissées de côté. Le projet est né d’une première enquête menée par Paul-André Rosental en 2005 et consacrée à la silicose. Cette maladie a tué en France plusieurs dizaines de milliers de travailleurs depuis 1945 et est aujourd’hui encore l’une des plus graves maladies professionnelles, touchant des dizaines de millions de travailleurs dans le monde. Pour étudier l’histoire de cette pathologie, le chercheur est remonté aux années 1930. Sous la pression des organisations syndicales, le Bureau international du travailFermerSecrétariat permanent de l’Organisation internationale du travail, une structure internationale créée en 1919 pour œuvrer en faveur de la justice sociale et garantir ainsi les conditions d’une paix durable. Il a joué un rôle majeur dans la mise en place des systèmes nationaux de Sécurité sociale. demande alors aux experts médicaux d’en établir une définition stable et claire. Elle permettra d’inscrire la silicose sur le tableau des maladies professionnelles, ouvrant ainsi la voie à des compensations financières pour les travailleurs atteints. Or, dans nombre de pays, la prise en charge des maladies professionnelles est supportée financièrement par les employeurs. Afin de diminuer le nombre de travailleurs à indemniser, les entreprises minières et leurs experts médicaux obtiennent une définition minimale de la maladie.
 

Aujourd’hui,
le savoir médical
sur la silice, et
plus largement
sur les poussières,
reste orienté par la
définition tronquée
retenue en 1930.

Leur influence se révèle décisive : la silicose est finalement définie comme une maladie pulmonaire acquise à la suite d’une exposition modérée et de longue durée aux poussières de silice. Certes, cette reconnaissance a minima permet d’indemniser les travailleurs touchés et de mettre en place des politiques de prévention. Mais, en contrepartie, plusieurs questions sont reléguées au second plan. D’abord, les premiers stades d’atteinte pulmonaire des travailleurs intoxiqués ne sont pas reconnus comme étant des silicoses. Ensuite sont oubliés les effets d’expositions intenses mais brèves à la silice ou d’intoxications à d’autres types de poussières (poussière de charbon ou poussières métalliques).

À cela, enfin, s’ajoute que les médecins prennent l’habitude de traquer la silicose uniquement dans les mines, alors que les expositions à la silice touchent d’autres secteurs, notamment le bâtiment et l’agriculture. « Quatre-vingt cinq ans plus tard, estime Paul-André Rosental, le savoir médical sur la silice, et plus largement sur les poussières, reste orienté par la définition tronquée retenue en 1930. »

De la poudre à récurer aux attentats du 11 septembre

En 2010, le travail de l’historien suscite l’intérêt du docteur Michel Vincent, alors chef de service de pneumologie à l’hôpital Saint-Joseph Saint-Luc, à Lyon. Et pour cause : le praticien est resté marqué par une étrange aventure survenue au début des années 1990. À quelques semaines d’intervalle, deux jeunes femmes arrivent dans son service avec de graves difficultés respiratoires. À son grand étonnement, le médecin se rend compte que les deux patientes, qui n’ont pourtant jamais travaillé dans une mine, sont atteintes d’une forme aiguë de silicose. L’une d’elles en mourra. Intrigué, le pneumologue mène l’enquête : il comprend que les jeunes filles se sont intoxiquées en « sniffant » volontairement de la poudre à récurer, un produit utilisé pour nettoyer cuisines et salles de bain et contenant un fort taux de silice (la composition de ce produit sera modifiée à la suite de cette découverte2).
 
Depuis ce drame, le médecin lyonnais est resté attentif aux effets des poussières minérales, persuadé que l’on sous-estime encore largement leurs conséquences sur la santé. On découvre en effet périodiquement des groupes de malades qui en sont victimes. C’est le cas, par exemple, chez les New-Yorkais exposés au nuage de poussières dégagées par la chute des Twin Towers le 11 septembre 2001. Le suivi épidémiologique, mis en place par la ville après les attentats, a montré que ces personnes étaient plus souvent que les autres victimes de pathologies respiratoires : une sur dix a développé un asthme, soit trois fois plus que la moyenne nationale3. Plus intrigant, on note aussi chez elles une augmentation de maladies rares, notamment des formes de sarcoïdose, une maladie inflammatoire le plus souvent bénigne et réversible, mais pouvant dans de rares cas provoquer de graves atteintes pulmonaires, cardiaques ou neurologiques.

Silicose
Personnes couvertes de poussières après la chute des Twin Towers, le 11 septembre 2001. Dix ans plus tard, un suivi épidémiologique a montré que les New-Yorkais exposés au nuage de poussières souffrent davantage de pathologies respiratoires que la moyenne des américains.
Silicose
Personnes couvertes de poussières après la chute des Twin Towers, le 11 septembre 2001. Dix ans plus tard, un suivi épidémiologique a montré que les New-Yorkais exposés au nuage de poussières souffrent davantage de pathologies respiratoires que la moyenne des américains.

Autre exemple : les poseurs de cuisines en pierre artificielle. Ce composé de résine et de quartz apparu à la fin des années 1980 est utilisé comme plan de travail dans les cuisines toutes équipées. Au début des années 2010, les chercheurs alertent sur le taux anormalement haut de silicose chez les ouvriers qui taillent ce matériau sans protection. Mais cet « archipel » de maladies reste découvert au cas par cas, un peu par hasard, et échappe aux enquêtes épidémiologiques classiques. On manque en effet de bases de données permettant de croiser avec suffisamment de précision les maladies et les expositions aux poussières, qu’elles soient d’origines professionnelles, domestiques ou environnementales. D’où l’intérêt de repartir du savoir sur les poussières accumulé dans les premières décennies du XXe siècle, avant que les employeurs n’imposent un voile d’ignorance.

Rouvrir le dossier de la sarcoïdose

C’est finalement de la rencontre entre Paul-André Rosental, l’historien parisien, et Michel Vincent, le médecin lyonnais, qu’est né le projet Silicosis sur la toxicité des poussières. Il procède en croisant la recherche médicale avec l’approche historique, qui permet d’exhumer des pistes oubliées. L’un de ses axes, baptisé Minasarc, consiste plus précisément à étudier le cas de la sarcoïdose. La cause de cette maladie est inconnue : les chercheurs évoquent des prédispositions génétiques, la présence d’agents allergènes et/ou des facteurs environnementaux, sans que ceux-ci soient clairement identifiés. Or la sarcoïdose entraîne le développement chez les malades de lésions pulmonaires qui ressemblent à celles qu’on trouve dans les premières phases de l’intoxication à la silice – ces premières phases, précisément, laissées de côté par les experts des années 1930.  Si l’on ajoute que les conséquences de la chute du World Trade Center laissent supposer un impact des poussières sur le développement de cette maladie, les indices s’accumulent : la sarcoïdose ferait-elle partie de ces maladies associées, au moins partiellement, aux poussières, dont l’investigation a été écartée à la suite du compromis des années 1930 ?

La sarcoïdose
ferait-elle partie
de ces maladies
associées aux
poussières dont
l’investigation
a été écartée
à la suite du
compromis des
années 1930 ?

Pour rouvrir le dossier, une enquête médicale a été lancée au printemps 2015 auprès de 20 malades atteints de sarcoïdose et de 20 sujets non atteints. Tous sont soumis à trois types d’investigations. D’abord un questionnaire très détaillé, mené par la sociologue Catherine Cavalin, spécialiste des enquêtes statistiques de santé, permettant de restituer au mieux les expositions aux poussières sur le cours entier de la vie grâce à des interrogations du type : « Fumez-vous du tabac à rouler ? Avez-vous été exposé à des plumes ou de la paille ? Pratiquez-vous des activités de bricolage impliquant du ponçage ? Avez-vous fait des masques de beauté à base d’argile ou tatoué votre corps ? », etc. De son côté, le docteur Vincent s’est équipé d’un microscope électronique permettant de déceler la présence de particules minérales – un modèle utilisé par la police scientifique pour étudier les impacts de balles. Grâce à cet appareil, on peut obtenir un état précis des particules minérales extraites des bronches des 40 participants par lavages broncho-alvéolaires.

Silicose, sablage
Sablage de jeans dans une usine au Bangladesh, 2011. Cette technique, qui permet de donner un aspect délavé en propulsant du sable à haute pression, est interdite dans de nombreux pays en raison des dangers liés à l'inhalation de silice contenue dans le sable utilisé.
Silicose, sablage
Sablage de jeans dans une usine au Bangladesh, 2011. Cette technique, qui permet de donner un aspect délavé en propulsant du sable à haute pression, est interdite dans de nombreux pays en raison des dangers liés à l'inhalation de silice contenue dans le sable utilisé.

Enfin, une équipe d’anatomo-pathologistes, réunie autour du professeur Jean-François Bernaudin (hôpital Tenon), étudie les modifications anatomopathologiques des cellules pulmonaires des malades atteints de sarcoïdose, afin de les comparer à celles observables dans les cas de silicose. La mise en relation des trois volets de l’enquête permettra d’observer si les malades ont des caractéristiques communes et spécifiques en matière d’exposition aux poussières.

Premières retombées

De ce programme, les chercheurs de Silicosis attendent des résultats concrets. Contrairement à la silicose, dont les conséquences pulmonaires sont irréversibles, de nombreuses maladies auto-immunes, comme la sarcoïdose ou le lupus systémique, connaissent des phases de rémissions plus ou moins longues, et parfois définitives. En identifiant les particules qui contribuent au déclenchement des réactions immunitaires, les médecins pourront aider les patients à mieux contrôler leur maladie. L’équipe Silicosis a d’ailleurs conçu un questionnaire sur les poussières, destiné à être utilisée lors des consultations médicales. Plus largement, des stratégies de prévention peuvent être envisagées, par exemple le port de masques lors de certaines activités professionnelles ou domestiques exécutées actuellement sans protection par méconnaissance de leur toxicité potentielle, voire l’exclusion catégorique de certaines activités pour des patients à risque.
 
Verra-t-on alors un jour une autre sorte de docteurs – des docteurs en histoire – dans les hôpitaux ? La question fait sourire Paul-André Rosental. Mais la boutade lui semble plus sérieuse qu’il n’y paraît. En revenant sur la façon dont nos savoirs et nos ignorances se sont construits, les dossiers de certaines maladies de causes inconnues pourrait effectivement être rouverts. Et offrir de nombreux espoirs et perspectives...

 

À lire aussi : « Un nouvel espoir contre le lupus »

Notes
  • 1. Unité CNRS/SciencesPo.
  • 2. « Silicosis due to inhalation of domestic cleaning powder », C. Dumontet et al., The Lancet, octobre 1991, vol. 338 (8774) : 1085.
  • 3. New York City – What we know about the health effects of 9/11 – www.nyc.gov/html/doh/wtc/html/know/know.shtml et « Short-term and medium-term health effects of 9/11 », S.E. Perlman et al., The Lancet, septembre 2011, vol. 378 (9794) : 925-934.
Aller plus loin

Auteur

Hélène Frouard

Chercheuse au Centre de recherche historique1 depuis 2009, Hélène Frouard conduit des recherches sur l’histoire du logement dans le cadre des travaux collectifs de l’équipe Esopp. Elle mène en parallèle une activité  de diffusion de la culture scientifique à destination de publics variés (...

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