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Ocytocine : du philtre d’amour au médicament

Dossier
Paru le 31.01.2024
Les mystères du cerveau

Ocytocine : du philtre d’amour au médicament

17.12.2021, par
L'ocytocine est impliquée dans l'attachement précoce mère-enfant
L'ocytocine semble impliquée dans plusieurs formes d’attachement dont l'amour. Marcel Hibert nous explique ses mécanismes chimiques et biologiques ainsi que les espoirs thérapeutiques qu'elle suscite, notamment dans le traitement de l'autisme.

Vous étudiez depuis plus de vingt ans l’ocytocine et son rôle dans les troubles du comportement. Une aventure scientifique que vous retracez dans Ocytocine mon amour, paru en septembre dernier. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à cette hormone qu’on a un temps qualifiée de « molécule de l’amour » ?
Marcel Hibert1. Chimistes et biologistes abordent déjà les questions des mécanismes moléculaires de la vie, de la mort, de la maladie… pourquoi pas ceux de l’amour ? Je me posais cette question dès 1997, sans avoir de point d’entrée pour l’aborder. Cette année-là, avant de prendre mes fonctions au Laboratoire d’innovation thérapeutique à Strasbourg, j’ai assisté à une conférence à Montréal sur les hormones de l’hypophyse. Thomas Insel, pharmacologue américain, présente son étude sur des petits rongeurs, les campagnols. Parmi eux, deux populations se distinguent par leur habitat et leurs comportements. Les campagnols des prairies sont monogames et particulièrement attentionnés envers leurs petits. Au contraire, leurs cousins des montagnes sont polygames et peu enclins à la parentalité.

Famille de campagnols des champs (Microtus arvalis) dans son terrier.
Famille de campagnols des champs (Microtus arvalis) dans son terrier.

Comment expliquer cette différence de comportement ? Insel et son équipe ont identifié comme responsables deux neurohormonesFermerSubstances synthétisées par des cellules nerveuses et sécrétées dans le sang circulant pour agir à distance sur des cellules cibles, l’ocytocine et la vasopressine2, connues jusque-là respectivement pour leur rôle dans l’accouchement et la miction. En injectant de l’ocytocine dans le cerveau des campagnols des montagnes, leur comportement s’inverse : ils deviennent moins volages et plus prévenants envers leur progéniture. À l’inverse, en bloquant les récepteurs de l’ocytocine chez les campagnols des prairies, ils deviennent polygames, moins impliqués auprès des petits et moins sociables. J’avais donc enfin, par le biais de ces deux molécules, un fil à tirer pour aborder l’étude de mécanismes moléculaires de l’amour.
 
Ocytocine, vasopressine : qu’est-ce qui distingue ces deux hormones ?
M. H. Sécrétées au même endroit du cerveau, ces deux neurohormones sont en fait cousines. Depuis les années 1960, l’ocytocine3 était surtout connue pour provoquer l’accouchement, alors que la vasopressine l’était pour son activité antidiurétique. Au cours des vingt dernières années, leur rôle crucial dans diverses formes d’attachement a été découvert. Leurs fonctions sont parfois similaires, parfois complémentaires, tout en ayant probablement des spécificités de genre : par exemple, la formation de couple est plutôt sous contrôle de l’ocytocine pour la femelle, et sous influence de la vasopressine chez les mâles.
 
L’ocytocine est-elle donc l’hormone de l’amour ?
M. H. Non, le prétendre serait un raccourci abusif. L’ocytocine est présente chez les animaux à reproduction sexuée depuis des millions d’années. À mon sens, l’évolution l’a sélectionnée pour associer du plaisir à toutes les fonctions nécessaires à la survie de l’espèce. Synthétisée par le cerveau, cette hormone est produite dans l’hypothalamus puis envoyée dans l’hypophyse. En passant par la circulation sanguine, elle diffuse dans tout le corps, en flux continu, avec des pics de production comme lors de l’accouchement4 ou de l’allaitement. Mais l’influence de l’ocytocine s’étend en fait largement au-delà. On sait désormais qu’elle protège le nouveau-né de la douleur et de l’hypoxie (manque d’oxygène, Ndlr) lors de l’accouchement, et qu’elle participe à la construction de son microbiote. Dans les premiers jours, elle lui permet de décrypter les émotions primaires dans les regards et sur les visages qui l’entourent, et de créer un lien affectif avec son entourage.

Maternité du centre hospitalier d'Abbeville dans la Somme (80).
Maternité du centre hospitalier d'Abbeville dans la Somme (80).

Plus largement, l’ocytocine participe ensuite à la construction et au renforcement de liens particuliers et d’interactions sociales. Elle module l’altruisme, l’empathie, l’amitié, la confiance en l’autre, ou encore les mécanismes amoureux. Bien évidemment, d’autres éléments peuvent être déterminants, comme les prédispositions génétiques, l’histoire personnelle, l’environnement, l’éducation, le hasard ou la nécessité. Il faut faire très attention aux extrapolations : l’ocytocine en spray nasal ne nous apportera pas le succès, ni en affaire ni en amour. Il ne sert à rien de s’en administrer, sans raison et sans contrôle.
 
Justement, le spray nasal est déjà utilisé depuis quelques années. Mais qu’est-ce qui rend si difficile l’utilisation de l’ocytocine pour de nouveaux traitements thérapeutiques ?
M. H. Dans certains pays, le spray nasal est administré comme médicament pour faciliter l’éjection du lait maternel. Il est largement utilisé dans les études exploratoires menées chez l’humain. C’est en fait le seul moyen de faire parvenir un peu d’ocytocine dans le cerveau, mais les doses administrées ne sont pas contrôlables et la molécule est dégradée en quelques minutes. La voie orale est aussi exclue car la molécule est trop grosse pour passer la barrière gastro-intestinale. Par voie intraveineuse ou intramusculaire, son activité est limitée car elle est très rapidement métabolisée. Dernier point : l’ocytocine n’est plus brevetable et son développement en tant que médicament pour les troubles d’interaction sociale ne serait pas rentabilisable. Le défi pour le chimiste est donc d’imaginer une molécule nouvelle, brevetable, stable, capable de pénétrer dans le cerveau après administration par voie orale, d’y mimer l’ocytocine et de traiter efficacement la pathologie ciblée.
 

Modèles moléculaires de l'ocytocine et de la vasopressine (droite).
Modèles moléculaires de l'ocytocine et de la vasopressine (droite).

Nous avons abordé ce projet en mettant en œuvre diverses stratégies : les relations structure-activité classiques, le criblage de la Chimiothèque Nationale, la conception rationnelle à partir de modèles tridimensionnels de l’ocytocine dans son récepteur… D’une certaine manière, toutes ces approches ont été couronnées de succès en nous permettant de découvrir des molécules se fixant puissamment au récepteur, mais ces ligands se sont tous avérés être des antagonistes, c’est-à-dire des molécules qui bloquent la fonction au lieu de l’activer. Nos collègues ont montré que dans le cas de l’ocytocine, le récepteur est particulièrement protégé en agissant sous forme de dimère. Autrement dit, il faut deux hormones fixées simultanément dans deux récepteurs adjacents pour provoquer la réponse cellulaire attendue. La nature a bien fait les choses en prévenant ainsi toute activation inopinée. Après vingt années de recherche, nous avons fini par lever ce verrou et identifier une molécule de synthèse qui agit de la même manière que l’ocytocine, le LIT-001. Cette molécule est la première à restaurer l’interaction sociale dans un modèle animal d’autisme5, après administration périphérique. D’autres analogues plus puissants et spécifiques ont depuis été découverts et seront prochainement brevetés, avant un potentiel développement préclinique et clinique qui prendra au mieux 8 à 10 ans d’investissement industriel.
 
Quelles autres pathologies pourraient bénéficier d’un traitement par votre mime d’ocytocine ?
M. H. Le traitement des symptômes primaires des troubles du spectre autistique reste notre priorité. Ce sont notamment des déficits persistants de la communication et des interactions sociales ainsi que le caractère restreint et répétitif de comportements, des intérêts ou des activités. Il n’existe à ce jour aucun traitement médicamenteux pour améliorer le développement neuronal de l’enfant et son intégration dans le groupe social. Le spray nasal d’ocytocine a pu montrer quelques résultats encourageants : il diminue les stéréotypies, favorise le croisement des regards ou encore la perception des émotions et le décryptage des interactions sociales. Notre molécule devrait avoir des effets similaires.

Un autre espoir réside dans le traitement de la dépression post-partum qui touche 10 à 15 % des femmes. Il est démontré que l’ocytocine, déjà présente au cours de la grossesse et surproduite lors de contacts peau à peau avec l’enfant, diminue la gravité et la durée des épisodes dépressifs. Cette hormone pourrait aussi être utilisée pour traiter la douleur, le sevrage aux drogues, certaines formes de schizophrénie, l’anxiété sociale et post-traumatique, l’anorexie et la boulimie, voire le chagrin d’amour… En attendant, soulignons que l’amour n’est pas réductible à une hormone, un gène, ou à une nécessité de survie de l’espèce. Hors pathologie, pas besoin de médicament. Par les regards échangés, le toucher, le baiser, l’orgasme et nos interactions sociales, laissons monter l’ocytocine qui est en nous. ♦

À lire
Ocytocine mon amour, Marcel Hibert, humenSciences, 2021, 288 p., 19 euros.

Pour aller plus loin sur l'ocytocine
Addiction et stress post-traumatique: vers un traitement commun ?
Ce que l'on sait de la douleur
La peur mise à nu

 

Notes
  • 1. Marcel Hibert est professeur à la faculté de pharmacie de l’université de Strasbourg où il a dirigé pendant vingt ans le Laboratoire d’innovation thérapeutique (LIT - CNRS/Université de Strasbourg). Il est lauréat de la médaille d’argent du CNRS 2006.
  • 2. Son existence est postulée en 1895 par deux physiologistes anglais, George Oliver et Sir Edward Albert Shäfer.
  • 3. Du grec « ôkus », rapide, et « tokos », accouchement. En 1906, le britannique Henry Pale met en évidence, entre autres, les propriétés contractiles de cette substance induite par l’hypophyse.
  • 4. Elle est utilisée en obstétrique depuis 1957 aux États-Unis, dès 1970 en France. Aujourd’hui, deux tiers des accouchements français seraient ainsi provoqués grâce à l’administration d’ocytocine de synthèse.
  • 5. Frantz MC et al., "LIT-001, the First Nonpeptide Oxytocin Receptor Agonist that Improves Social Interaction in a Mouse Model of Autism". J Med Chem., 2018 Oct 11;61(19):8670-8692. DOI: 10.1021/acs.jmedchem.8b00697

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