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Les dessous du GPS cérébral

Les dessous du GPS cérébral

08.04.2019, par
De nouveaux travaux révèlent comment s’y prend notre cerveau pour nous permettre de nous déplacer en sachant toujours où nous sommes et vers où nous allons.

Se situer et s’orienter dans l’espace est essentiel à la survie de tout animal, humains compris. Dès les années 1940 le psychologue américain Edward Tolman1 a suggéré que cette faculté qui permet d’aller d’un point à un autre de façon optimale repose sur notre capacité à construire et à exploiter une carte mentale de notre environnement. Différents processus cognitifs régissent notre capacité de navigation dans l’espace : le repérage permanent de notre position, la représentation de l’environnement par la prise en compte des stimuli extérieurs et la préparation et l’exécution des trajectoires.
Comment notre cerveau et les réseaux neuronaux qui le constituent nous permettent-ils d’accomplir de telles fonctions ? À cette question fondamentale, les neurosciences cognitives apportent des réponses de plus en plus précises, comme en témoignent les récents travaux de l’équipe Cognition spatiale dirigée par Francesca Sargolini au Laboratoire de Neurosciences Cognitives (LNC) de Marseille2, publiés dans la revue Nature Communications3.

Les neurones du « où »

Deux types de neurones, d’abord identifiés chez le rat, sont connus comme étant les acteurs clés de la mémorisation et de la navigation spatiales : les cellules de lieu (ou place cells), localisées dans l’hippocampe, et les cellules de grille (ou grid cells) situées dans une autre région du cerveau appelée cortex entorhinal. Les premières, découvertes en 1971 par John O’Keefe, s’activent quand l’animal se trouve à un endroit précis de l’espace ; elles expriment ainsi une position unique, comme le « Vous êtes ici » sur le plan d’une ville. Quant aux cellules de grille, mises en évidence en 2005 par May-Britt et son époux Edvard Moser, elles s’activent en plusieurs endroits couvrant la totalité de l’espace exploré par l’animal, à l’image du quadrillage dessiné sur le plan d’une ville.

En haut : représentations schématiques du cerveau du rat avec les aires cérébrales de l'hippocampe (en gris, A) où se trouvent les place cell (« cellules de lieu ») et du cortex entorhinal (en rouge, B), où se situent les grid cell («cellules de grille»). En bas, l’imagerie révèlent l’activation d’une place cell quand l’animal est à un endroit précis de l’espace, comme le «Vous êtes ici» sur le plan d’une ville. Les grid cell, elles, s’activent en plusieurs endroits couvrant la totalité de l’espace exploré par l’animal, comme un quadrillage dessiné sur le plan d’une ville.
En haut : représentations schématiques du cerveau du rat avec les aires cérébrales de l'hippocampe (en gris, A) où se trouvent les place cell (« cellules de lieu ») et du cortex entorhinal (en rouge, B), où se situent les grid cell («cellules de grille»). En bas, l’imagerie révèlent l’activation d’une place cell quand l’animal est à un endroit précis de l’espace, comme le «Vous êtes ici» sur le plan d’une ville. Les grid cell, elles, s’activent en plusieurs endroits couvrant la totalité de l’espace exploré par l’animal, comme un quadrillage dessiné sur le plan d’une ville.

Ces deux populations de neurones « spatiaux » agissent tel un GPS cérébral, permettant à l’individu de connaître sa position en temps réel et de s’orienter dans l’espace. Leur découverte a valu aux trois chercheurs le prix Nobel de physiologie et médecine en 2014.

Mais à partir de quelles informations ces cellules neuronales construisent-elles les données du GPS cérébral ? Lors de ses travaux postdoctoraux réalisés dans le laboratoire des époux Moser, Francesca Sargolini avait suggéré que, contrairement aux cellules de lieu qui sont activées par des informations provenant de l’environnement extérieur (indications visuelles, olfactives, auditives), les cellules de grille, qui fournissent une métrique de l’espace, dépendent plutôt d’informations liées au mouvement même de l’individu.

« Il n’existe rien d’aussi permanent dans l’environnement qui puisse expliquer cette représentation si régulière de l’espace, c’est pourquoi nous avons émis l’hypothèse que l’activité des cellules de grille ne pouvait pas reposer uniquement sur des repères extérieurs, mais aussi sur des informations fournies par les capteurs internes du mouvement, comme les récepteurs proprioceptifsFermer Ils permettent de percevoir la position et les mouvements de chaque partie de notre corps., de la tension musculaire ou de l’oreille interne par exemple », précise la chercheuse. Restait à le prouver.
 

Une activité guidée par les mouvements

C’est ce que viennent de faire Francesca Sargolini et son équipe en établissant pour la première fois les contributions respectives des différentes sources d’informations –mouvement propre, environnement extérieur – dans la genèse de l’activité spatiale des cellules de grille. Pour y parvenir, les chercheurs ont entraîné des rats à explorer différents environnements, en l’occurrence une arène (boîte circulaire de 1,5 mètre de diamètre) et un couloir circulaire. Durant toute la durée des déplacements de chaque rat, ils ont enregistré en temps réel la position de l’animal et celle de sa tête, ainsi que l’activité de ses cellules de grille à l’aide d’électrodes implantées dans son cortex entorhinal.

Représentation schématique de l’activité d’une grid cell («cellule de grille») dans une arène (à gauche) et dans un couloir circulaire (à droite). Lorsque le rat explore une arène, l’activité des grid cells forme une grille régulière bidimensionnelle. Dans un couloir circulaire, l'activité des grid cells forme une structure toujours régulière mais linéaire qui se répète avec une cadence constante d’un tour à l’autre.
Représentation schématique de l’activité d’une grid cell («cellule de grille») dans une arène (à gauche) et dans un couloir circulaire (à droite). Lorsque le rat explore une arène, l’activité des grid cells forme une grille régulière bidimensionnelle. Dans un couloir circulaire, l'activité des grid cells forme une structure toujours régulière mais linéaire qui se répète avec une cadence constante d’un tour à l’autre.

Cela leur a permis d’étudier d’éventuelles corrélations entre l’activité neuronale et plusieurs autres variables liées aux déplacements de l’animal : temps écoulé, mouvements effectués, distances parcourues, présence de repères visuels dans l’environnement, etc.
 

Nous avons pu montrer que l’activité des cellules de grille est guidée pour 80 % par les informations internes générées par le mouvement de l’animal, pour 20 % par les informations de l’environnement, essentiellement visuelles.

« Après avoir comparé nos résultats expérimentaux avec ceux obtenus par des modèles de simulation de l’activité des cellules de grille établis soit seulement sur les données du mouvement, soit seulement sur des repères environnementaux, soit combinant les deux, nous avons pu montrer que l’activité des cellules de grille est guidée pour 80 % par les informations internes générées par le mouvement de l’animal, pour 20 % par les informations de l’environnement, essentiellement visuelles, et aucunement par le temps », explique Pierre-Yves Jacob qui a conduit l’étude dans le cadre de son post-doctorat au LNC.

Notre métrique de l’espace repose donc principalement sur la réalisation puis la mémorisation de nos mouvements.

 

Par ailleurs, la comparaison des différentes architectures de grille tirées de ces expériences a révélé que la quantité d’informations disponibles dans l’environnement extérieur affecte la résolution de ces grilles : plus les repères visuels sont nombreux, plus le quadrillage se resserre, et inversement. Des résultats inédits qui reposent sur une prouesse technique tout aussi remarquable, puisque l’équipe du LNC est la seule à maîtriser, à ce jour, en France, l’enregistrement de l’activité spécifique des cellules de grille.
 

Exemple d'une grid cell enregistrée lorsque le rat explore une arène circulaire (en haut) ou un anneau circulaire (en bas). De gauche à droite sont représentés: les trajectoires du rat dans les deux environnements, les potentiels d’action de la cellule et la carte d’activité de la même cellule montrant les variations de fréquence d’émission de potentiels d’action en fonction de la position du rat ( en rouge, fréquence maximale, en bleu, fréquence nulle).
Exemple d'une grid cell enregistrée lorsque le rat explore une arène circulaire (en haut) ou un anneau circulaire (en bas). De gauche à droite sont représentés: les trajectoires du rat dans les deux environnements, les potentiels d’action de la cellule et la carte d’activité de la même cellule montrant les variations de fréquence d’émission de potentiels d’action en fonction de la position du rat ( en rouge, fréquence maximale, en bleu, fréquence nulle).

Des applications en robotique

Bien que menés sur le rat, ces travaux s’avèrent fondamentaux pour mieux comprendre le fonctionnement des structures cérébrales impliquées dans le système de navigation spatiale chez l'homme. Même si un éventuel transfert de ces recherches dans le domaine médical demeure très prospectif, celles-ci sont déjà exploitées dans le secteur de la robotique. « Les avancées réalisées sur la compréhension du fonctionnement des réseaux de neurones “spatiaux”, tant des cellules de lieu que des cellules de grille, sont d’un grand intérêt pour les spécialistes de la robotique, comme ceux de l’équipe de neurocybernétique du laboratoire ETIS4 avec qui nous collaborons régulièrement. Elles leur permettent en effet de modéliser les mécanismes neuronaux, de reproduire des réseaux artificiels inspirés du vivant et de les implémenter chez les robots afin de les doter de capacités de plus en plus fines pour percevoir leur environnement, interagir avec lui et s’y déplacer de manière autonome », conclut Francesca Sargolini. ♦
 

 
 

Notes
  • 1. 1886-1959.
  • 2. Unité CNRS/Université Aix Marseille.
  • 3. «Path integration maintains spatial periodicity of grid cell firing in a 1D circular track», Francesca Sargolini et al., Nature Communications, 10, 850, février 2019.
  • 4. Unité CNRS/École nationale supérieure de l’électronique et de ses applications/Université de Cergy-Pontoise.

Commentaires

1 commentaire

Cette construction du monde par le corps agissant me fait penser aux travaux de Francisco Varela qui a été directeur de recherche au CNRS il y a plus de 20 ans. Il a développé le concept d'énaction dont il développait l'aspect cognitif de la manière suivante : - la perception consiste en une action guidée par la perception, - les structures cognitives émergent des schèmes sensori-moteurs récurrents qui permettent à l'action d'être guidée par la perception. Cet article invite donc à (re)découvrir ce chercheur dont les travaux dépassent largement le cadre exposé ici.
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