Sections

Les déconnectés volontaires

Les déconnectés volontaires

02.06.2014, par
Homme au repos.
Mails, SMS, tweets... Face au flux continu issu des technologies de la communication, certains pratiquent la déconnexion volontaire. Ce nouveau comportement a fait l'objet d'une étude pilotée par le sociologue Francis Jauréguiberry.

Avalanche de mails et de SMS à traiter en urgence, appels intempestifs et chronophages, crainte diffuse d’être surveillé et géolocalisé à son insu, risques d’addiction… Après le formidable engouement pour les technologies de l’information et de la communication (TIC), la magie est en train de retomber. L’Homo connexus cherche aujourd’hui à prendre de la distance et à remettre les outils numériques à leur juste place. Comble du comble, ce sont les hyperconnectés de la Silicon Valley qui les premiers ont sauté le pas. Ils ont lancé depuis une dizaine d’années le mouvement des « off-liners » (hors-ligne), qui prône la diète numérique partielle et temporaire.

La pause numérique, un phénomène en plein essor

Le phénomène a pris une telle ampleur, y compris en France, qu’une étude appelée Devotic (Déconnexion volontaire aux TIC) a rassemblé pendant quatre ans cinq laboratoires de recherche. Objectif ? Décrypter cette nouvelle pratique, à savoir qui se déconnecte, pourquoi et comment ? L’enquêteFermerL’enquête a été réalisée grâce à des formulaires en ligne ou des entretiens sur 743 cadres, 200 voyageurs, 40 universitaires et 600 étudiants. L’étude complète sera publiée dans la revue Réseaux aux éditions La Découverte en septembre 2014. a ciblé plus particulièrement les cadres, les enseignants chercheurs, les voyageurs et les étudiants. Les premiers résultats ont été remis à l’Agence nationale de la recherche en début d’année.

Avec la généralisation des smartphones et des tablettes, la connexion est devenue permanente et l’injonction à rester « branché » s’est affirmée de plus en plus. Parallèlement, on constate l’émergence chez les usagers d’un sentiment de perte de contrôle dans la gestion de leur temps et de leurs occupations qui, par réaction, les conduisent à faire des pauses numériques. Ces conduites de déconnexion expriment un « trop plein informationnel et communicationnel » analysent les chercheurs et une volonté de prendre du recul par rapport à ces outils jugés trop invasifs, voire intrusifs. « Décrocher ponctuellement et partiellement équivaut à reprendre souffle et distance », souligne Francis Jauréguiberry, professeur à l’université de Pau et directeur du laboratoire Société, environnement, territoire1.

Des technologies chronophages

Les cadres sont les premiers à subir cette pression. L’étude montre que près d’un tiers ont le sentiment « de ne bénéficier d’aucun droit à la déconnexion », y compris en dehors des heures de travail ; 83 % considèrent que « les TIC accroissent leur volume de travail », tandis que 59 % estiment « qu’elles contribuent à rendre leur vie professionnelle plus stressante ».

« La pression informationnelle et temporelle est particulièrement forte chez certains cadres, obligés de répondre aux mails et aux SMS de plus en plus nombreux des personnes placées sous leur responsabilité et à ceux de leurs dirigeants qui, eux, ont le droit de filtrer les appels et les mails », précise Francis Jauréguiberry. Manque de temps, fonctionnement dans l’urgence, dispersion et intrusion du professionnel dans le privé… Les cadres se sentent dépassés, mais ne décrochent que rarement. Soit parce qu’ils « doivent rester à l’écoute du pouls de l’entreprise », soit pour « gagner du temps » ou par « souci de ne pas se couper d’opportunités ». Les pauses numériques sont toujours ponctuelles (le temps d’une soirée, d’une réunion) et partielles (mode vibreur, filtrage, message d’absence). « Il ne s’agit pas pour eux de se déconnecter, mais d’aménager leur connexion permanente », soulignent les chercheurs.

Des tactiques de déconnexion complexes

On pourrait croire que les universitaires, à l’emploi du temps plus souple, jouissent de plus de latitude. Dans les faits, c’est l’inverse. L’imbrication de leurs activités d’enseignement, de recherche personnelle et collective, de leurs tâches administratives est une « interpellation à gérer dans l’urgence, portant au papillonnage, en contradiction avec le temps de la maturation et de la réflexion inhérent à la recherche », précise Jean-Pierre Rouch, sociologue au LISST2, à Toulouse. Pour résister à l’envahissement des mails et à cette impression « d’être débordés », les universitaires mettent en place des tactiques de déconnexion souvent complexes. Cela va des plages horaires, voire des journées, sans mails jusqu’à leur opposé : le traitement des mails en continu pour éviter l’éventuelle accumulation. « En absence de régulation, chacun fait finalement ce qu’il peut et bricole sa déconnexion », constate Caroline Datchary, sociologue au LISST et auteur d’un livre sur la dispersion au travail (qui montre que les TIC peuvent à la fois être une des causes de ces situations de dispersion, mais aussi constituer un outil pour les gérer). « Tant que notre relation aux TIC mêlera pouvoir et aliénation, les usagers ressentiront immanquablement une tension qui ne pourra jamais être totalement résolue », précise Johann Chaulet, chercheur au LISST.

Homo connexus.
Homo connexus.

Résister à la pression sociale

Qu’en est-il des situations d’éloignement physique avec le monde hyperconnecté ? De ces voyageurs désireux de s’ouvrir aux autres et d’être plus attentifs à ce qui les entoure pour lesquels la déconnexion est jugée « nécessaire » ? L’enquête montre que, même au bout du monde, la logique pratique (trouver son chemin, assurer sa sécurité…) et surtout la pression exercée par les proches (l’obligation de rester en contact, de donner de ses nouvelles) empêchent cette coupure tant espérée. Les résultats auprès des étudiants, décrits pourtant comme la « digital native », sont tout aussi surprenants. Si 73 % d’entre eux voient dans la géolocalisation « une menace de traçage et de surveillance », ils sont peu nombreux à savoir désactiver les applications adéquates contrairement à ce qu’ils déclarent.

Les déconnexions totales sont rares

En définitive, si toutes les enquêtes montrent que les Français manifestent de plus en plus l’envie de se déconnecter, « les déconnexions totales de plusieurs jours sont rares, souligne Francis Jauréguiberry. Les formes de déconnexion sont la plupart du temps éphémères et partielles ». Il s’agit, par exemple, de mettre son téléphone portable sur silencieux, de laisser son ordinateur portable au bureau, de prendre un café sans son téléphone, ou encore de décider de ne pas relever ses mails le temps d’un week-end. « Ce sont des petites déconnexions non spectaculaires, dont on ne parle pas dans les médias, ajoute-il. Mais elles renvoient à la défense d’un temps à soi, à la préservation de ses propres rythmes dans un monde poussant à l’accélération, à la volonté d’être “tout à ce que l’on fait” dans un entourage portant au zapping et à la dispersion. En cela, conclut le chercheur, ces nouvelles pratiques sont révélatrices de situations que personne n’a décidées, mais dont tout le monde peut pâtir et qu’il devient urgent de traiter. »

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. de Pau et des Pays de l’Adour.
  • 2. Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (CNRS/Univ. Toulouse-Jean Jaurès).
Aller plus loin

Coulisses

Cinq laboratoires sont membres du projet Devotic : Société, environnement et territoire (CNRS/Univ. de Pau et des Pays de l’Adour) ; Médiation, information, communication, art (Univ. de Bordeaux) ; Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (CNRS/Univ. Toulouse-Jean Jaurès) ; Laboratoire de changement social et politique (Univ. Paris-Diderot) ; Groupe de recherche interdisciplinaire en communication organisationnelle (Univ. d’Ottawa).

Auteur

Carina Louart

Journaliste et auteur, Carina Louart est spécialisée dans les domaines du développement durable, des questions sociales et des sciences de la vie. Elle est notamment l’auteur de La Franc-maçonnerie au féminin, paru chez Belfond, et de trois ouvrages parus chez Actes Sud Junior : Filles et garçons, la parité à petits pas ; La Planète en partage à petits pas ; C’...

À lire / À voir

Usages et enjeux des technologies de communication, Francis Jauréguiberry et Serge Proulx, Érès, 2011, 144 p., 12 €

« Pratiques soutenables des technologies de communication en entreprise », Francis Jauréguiberry, Projectics, vol. 3, n° 6, 2010

La Dispersion au travail, Caroline Datchary, Octarès Éditions, 2011, 206 p., 20 €

« Le “je suis débordé” de l’enseignant-chercheur », Nawel Aït Ali et Jean-Pierre Rouch, Temporalités, n° 18, 2013

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS