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Les chercheurs de la nuit

Les chercheurs de la nuit

02.10.2014, par
Montmartre la nuit
Une nuit comme les autres sur la butte Montmartre.
À l’occasion de la Nuit blanche, «CNRS Le journal» revient sur un objet d’étude longtemps négligé, mais sur lequel se penchent désormais activement anthropologues, géographes et sociologues : la nuit.

Une nouvelle frontière, une Terra incognita source d’inépuisables richesses : voilà ce que représente la nuit pour un groupe d’anthropologues, géographes et sociologues ayant pris conscience du manque criant de recherches prenant pour objet ces heures entre crépuscule et aurore. Pour Jacques Galinier, directeur de recherches CNRS au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC)1, à Nanterre, il existe un réel « vide conceptuel et méthodologique » qui voile la nuit aux chercheurs. C’est aussi le constat du géographe Luc Gwiazdzinski, du laboratoire Politiques publiques, actions politiques, territoires2, pour qui la nuit constitue encore un « impensé », non seulement pour la recherche, mais aussi pour les politiques publiques.

Les raisons de ce désintérêt, de cette méconnaissance de la nuit ? « Le sens commun voit la nuit comme l’obscurité, le vide, le néant. La nuit est considérée comme une mise entre parenthèses des activités sociales, explique Jacques Galinier. Et puis les anthropologues dorment la nuit… » Or l’image d’un monde assoupi où tous les chats semblent gris ne correspond pas à la vraie nuit. « La nuit est un véritable chantier d’innovation et d’action. C’est là que ça bouge. La nuit a beaucoup de choses à apprendre au jour », soutient Luc Gwiazdzinski. Sans étudier la nuit, impossible de comprendre les mythes et le fonctionnement de bon nombre de sociétés traditionnelles. Impossible aussi, notamment en Occident, de prendre la mesure d’une mondialisation qui cherche à étendre son emprise aux 24 heures du cadran.

Tensions et conflits de la nuit urbaine

Auteur de quatre ouvrages et organisateur de nombreux colloques sur ce sujet, Luc Gwiazdzinski observe, depuis le milieu des années 1990, l’évolution de la nuit. Il constate notamment que sa lente colonisation par le pouvoir politique et la lumière s’est nettement accélérée au tournant du XXe siècle sous la pression de l’économie et de modes de vie. « Les restaurants et les commerces ouvrent de plus en plus tard, et les activités nocturnes se déploient. Aujourd’hui, dans les grandes métropoles, la nuit ne dure plus que trois heures, entre 1 heure et 4 heures du matin, note le chercheur. La mondialisation s’attaque à tous les temps d’arrêt et discontinuités : de la pause déjeuner au dimanche en passant par la nuit. »

Magasin Sephora de l'avenue des Champs Elysées.
Mercredi 26 septembre 2014, la Cour de cassation a confirmé l’interdiction du travail après 21 heures pour le magasin Sephora des Champs-Élysées, à Paris.
Magasin Sephora de l'avenue des Champs Elysées.
Mercredi 26 septembre 2014, la Cour de cassation a confirmé l’interdiction du travail après 21 heures pour le magasin Sephora des Champs-Élysées, à Paris.

Avec ses bars, discothèques et casinos, la nuit est désormais un secteur économique à part entière, brassant des milliards d’euros. Déjà, nous dormons une heure de moins que nos grands parents, et 16 % des salariés travaillent de nuit en Europe. Or cette évolution ne se fait pas sans tensions : la ville qui dort entre en conflit avec la ville festive et avec la ville qui travaille. Et cette conquête de la nuit ne se fait pas sans victime : « Travailler la nuit, c’est jusqu’à cinq ans d’espérance de vie en moins, des maladies cardiovasculaires et du diabète, rappelle le chercheur. Les injustices sont beaucoup plus criantes la nuit ; l’exclusion, celle des SDF par exemple, est bien plus terrible la nuit. » De plus, certains droits, comme le droit à la mobilité, ne seraient pas réellement respectés. « La nuit, on n’est pas vraiment citoyen », lance  Luc Gwiazdzinski. Loin de masquer les réalités sociales, la nuit agirait comme un révélateur des inégalités et des conflits logés au cœur des villes. 

Nettoyage et entretien du boulevard périphérique la nuit.
Pendant qu’une partie des Parisiens dort, des ouvriers s’activent sur un tronçon du périphérique fermé à la circulation pour élaguer des arbres situés en bordure des voies.
Nettoyage et entretien du boulevard périphérique la nuit.
Pendant qu’une partie des Parisiens dort, des ouvriers s’activent sur un tronçon du périphérique fermé à la circulation pour élaguer des arbres situés en bordure des voies.

La nuit des autres  

Quittant les mégalopoles occidentales, d’autres chercheurs se penchent sur la nuit des sociétés traditionnelles. Notamment au sein d’un groupe du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, coordonné par Jacques Galinier et Aurore Monod-Becquelin3, qui organise des séminaires réunissant des chercheurs venus d’horizons divers.

Jacques Galinier est spécialiste des Otomis, un peuple indien du Mexique : « Lors de mes premières années de terrain, j’avais une vision tronquée de la vie nocturne. Plus tard, j’ai pris conscience de faits que j’avais omis d’interpréter et qui sont centraux pour comprendre ce peuple. Les Otomis se considèrent des gens de la nuit et de l’obscurité. La plupart de leurs divinités sont nocturnes et ils font de l’étonnement philosophique de la nuit le cœur même de leur vision du monde. » Pour ce peuple, la nuit est un cauchemar rempli d’angoisses et d’entités maléfiques qu’il faut tenir à distance, chaque soir, à l’aide de dispositifs de défense. Mais ces mêmes entités angoissantes sont celles qui apportent la fertilité et la guérison.

Le Maître de la nuit et le Maître de la brousse, figurines chamaniques
Ces figurines en papier fabriquées par les Indiens Otomi représentent le Maître de la nuit (à gauche), source d’effroi, et le Maître de la brousse, instance agressive agissant dans l’obscurité.
Le Maître de la nuit et le Maître de la brousse, figurines chamaniques
Ces figurines en papier fabriquées par les Indiens Otomi représentent le Maître de la nuit (à gauche), source d’effroi, et le Maître de la brousse, instance agressive agissant dans l’obscurité.

Plus au sud de l’Amérique, Anne-Gaël Bilhaut, chercheuse associée au Centre d’enseignement et de recherche en ethnologie amérindienne du LESC, s’intéresse aux Zápara, un peuple de l’Amazonie équatorienne qui avait été déclaré éteint en 1975 et qui a pourtant ressurgi. Les Zápara donnent à la nuit et au rêve une importance capitale. « Pour eux, le rêve, c’est l’espace et le moment où se passent les choses réelles, dont la vie diurne n’est que le reflet. Il leur permet de communiquer avec les ancêtres et de construire leur histoire. C’est du rêve que viennent les connaissances », explique l’anthropologue. Forts d’une théorie du rêve, il n’y a pas un problème de la vie quotidienne, une décision importante à prendre, que les Zápara ne tentent d’associer à un rêve antérieur. Plus encore : leur réorganisation autour d’un projet politique et de la revendication de leurs droits ancestraux, provient en grande partie de leur idée du rêve.

Indiens Zapara
Chez les Zápara, peuple d’Amazonie, c’est durant les rêves que se passent les choses réelles, la vie diurne n’en étant que le reflet.
Indiens Zapara
Chez les Zápara, peuple d’Amazonie, c’est durant les rêves que se passent les choses réelles, la vie diurne n’en étant que le reflet.

Toutes ces études conduisent à relativiser certains aspects de la vie occidentale. Le sommeil par exemple. Notre idéal d’un repos continu de sept ou huit heures dans un silence absolu paraîtrait bien étrange dans d’autres cultures ou dans d’autres temps, dans lesquels on a plutôt l’habitude de fragmenter le sommeil. Il en ressort une question : le besoin physiologique du sommeil est-il soumis à l’influence de la culture ? Voilà un axe majeur de recherches qui intéresse autant les anthropologues de la nuit que les médecins du Centre du sommeil et de la vigilance de l’Hôtel-Dieu qui participent régulièrement aux séminaires du groupe.

Nuits sans étoiles en haute mer  

Les anthropologues du groupe cherchent souvent des terrains extrêmes ou atypiques pour décrypter la relation entre les hommes et leurs nuits. Mais tous n’ont pas choisi des sociétés traditionnelles. Parmi eux, Francine Fourmaux, du Laboratoire d’anthropologie urbaine4, s’est intéressée aux danseuses des Folies Bergère ; Deborah Puccio-Den, de l’Institut Marcel Mauss5, a suivi la vie nocturne d’un juge antimafia en Sicile. Boris Charcossey, doctorant au LESC, a choisi quant à lui d’embarquer à bord de chalutiers français. Les marins-pêcheurs qui s’embarquent pour des marées de trente jours, ponctuées de dix jours de repos à terre, ne connaissent pas le luxe d’une vraie nuit de sommeil pendant les périodes de pêche en haute mer : c’est 24 heures sur 24 qu’ils doivent être disponibles pour monter à la manœuvre. Le repos, c’est quand ils peuvent qu’ils le prennent, quatre heures ici, trois heures là, avec des plages de travail qui peuvent durer entre 24 et 36 heures d’affilée.

Les marins-
pêcheurs
n’emploient pas 
des mots comme
nuit, sommeil
ou dormir, comme
s’ils désignaient
des choses honteuses.

Pas étonnant qu’à ce rythme-là les marins-pêcheurs connaissent de graves troubles du sommeil à leur retour à terre, ainsi que des périodes léthargiques, source de problèmes pour leur vie familiale. Boris Charcossey aborde ce sujet qui mêle anthropologie, santé et travail avec les spécialistes du sommeil de l’Hôtel-Dieu qui ont suivi l’un des volontaires sujets de l’enquête. Le chercheur a rapporté une autre observation étonnante : la nuit et l’idée même de repos sont, chez ces hommes de mer, de vrais tabous. Enfermés dans un bateau éclairé constamment par de puissants spots, les marins-pêcheurs se refusent à employer des mots comme « nuit », « sommeil » ou « dormir », comme s’ils désignaient des choses honteuses. « Les loisirs et tout ce qui n’a pas trait au travail ont pour eux une dimension négative », explique Boris Charcossey.

Et pourtant, ils ont beau le nier, les marins-pêcheurs connaissent un succédané de nuit, qui commence lorsque le patron de pêche, le chef mécanicien et le cuistot, trio qui détient l’autorité à bord, dorment dans leurs cabines. C’est, pour les hommes d’équipage, le seul moment de liberté : ils peuvent piocher dans la cuisine, critiquer les chefs ou même boire un coup pour ceux qui osent braver l’interdiction. Même à bord des chalutiers, la nuit garde son côté transgressif et permet la remise en cause de l’autorité.

Débats de nuit

L’essor des recherches sur la nuit montre que, pour l’aborder dans toute son ampleur, une anthropologie de la nuit s’impose, forte de ses propres méthodes et ses propres concepts. Mais au-delà de la recherche académique, des chercheurs comme Luc Gwiazdzinski souhaitent une vraie réflexion sur la nuit et ses évolutions actuelles. « Un débat public est nécessaire sinon c’est encore une fois les plus faibles, obligés de suivre malgré eux, qui seront les plus affectés  », affirme le chercheur. Exemple : depuis novembre 2000, les femmes ont droit au travail de nuit. Ne faut-il pas alors ouvrir d’avantage de crèches de nuit pour aider des mères célibataires forcées d’accepter un emploi nocturne ?

Ce débat doit aussi prendre en compte l’identité propre de la nuit, sa dimension culturelle, son aura romantique, sa force de transgression, son côté rebelle et secret, afin de ne pas en faire une extension sans soleil et sans charme de la journée. « Il ne faut pas tuer la nuit. Il faut en prendre soin », revendique Luc Gwiazdzinski. Et, pour bien en prendre soin, il faut d’abord bien la connaître.

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. Paris-Ouest.
  • 2. Unité CNRS/Sciencs Po Grenoble/UPMF/UJF.
  • 3. Aurore Monod-Becquelin dirige la collection « Anthropologie de la nuit », éditée par la Société d’ethnologie.
  • 4. Unité CNRS/EHESS.
  • 5. Unité CNRS/EHESS.

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