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Les anarchistes ont leur Who's Who

Les anarchistes ont leur Who's Who

10.09.2014, par
Quelques figures de l'anarchisme en France.
Benoît Broutchoux, figure du mouvement syndical dans le bassin houiller du Pas-de-Calais ; Louise Michel, communarde et militante anarchiste ; Kropotkine, militant et théoricien anarchiste et Maurice Joyeux, recréateur de la Fédération anarchiste en 1953.
«Y en a pas un sur cent, et pourtant ils existent...» À l’occasion de la parution d’un dictionnaire biographique du mouvement libertaire, l’historien Claude Pennetier présente les personnalités qui ont marqué un mouvement politique relevant à la fois de la lutte sociale et de l’aventure intellectuelle.

Claude Pennetier, chercheur au Centre d’histoire sociale du XXe siècle1 et directeur du Maitron2, vous êtes à l’initiative de ce dictionnaire sur les anarchistes francophones qui réunit une cinquantaine d’auteurs. Quelle a été la méthodologie employée pour composer une telle somme ?
Claude Pennetier :
L’intention était de renouveler l’historiographie et de relancer les études sur le mouvement libertaire. S’il existe des travaux sur la pensée anarchiste, sur la presse ou sur la chanson, les publications sur l’histoire sociale de l’anarchie sont plus rares. Dans ce livre, nous nous appuyons sur les parcours, sur une richesse de la connaissance biographique, pour une esquisse de sociobiographie. Nos sources proviennent pour beaucoup de la police qui, à la fin du XIXe siècle, démultiplie les enquêtes avec des fichages très systématiques et suit les déplacements pour repérer les orateurs, les artistes ambulants, les ouvriers, ce qui fournit une matière tout à fait étonnante. C’est le développement de l’État moderne, qui procède à un fichage de ses populations jugées dangereuses.

Une partie de ces archives étaient parties en ex-URSS, saisies en 1940 par les Allemands puis récupérées par les Soviétiques. Leur retour en France permet un énorme travail de redécouverte. Pour ne pas parler d’un anarchisme français, puisque le mouvement anarchiste réfute l’idée de nation, élargir l’analyse aux mouvements francophones nous permet d’étudier à la fois la Suisse, qui a joué un rôle extrêmement important, mais aussi l’Algérie, les États-Unis, avec une communauté ouvrière francophone non négligeable, la Belgique et un tout petit peu le Québec.

Peut-on dater les origines de l’anarchisme ?
C. P. :
C’est Proudhon qui revendique pour la première fois, en  1840, l’anarchisme comme objectif ; en 1872, le congrès de Saint-Imier (Suisse) rassemble les sections et courants antiautoritaires de la Première internationale ; en 1881 commence à se structurer un mouvement, au moment où les anarchistes français quittent le Parti ouvrier. S’apparentant à la fois à une lutte sociale et à une aventure intellectuelle, la diversité de l’anarchisme est une richesse et une faiblesse aussi, incontestablement, mais il reste toujours les références communes au refus de l’autorité, de la politique électorale et de l’État.

Journal anarchiste « Les Temps nouveaux »
Élisée Reclus à la une des « Temps nouveaux », journal anarchiste fondé en 1895.
Journal anarchiste « Les Temps nouveaux »
Élisée Reclus à la une des « Temps nouveaux », journal anarchiste fondé en 1895.

L’anarchisme est nourri de courants multiples qui semblent cultiver les différences, voire les contradictions…
C. P. : L’historien Gaetano Manfredonia distingue trois idéaux types du changement social : insurrectionnel, syndicaliste et éducationniste-réalisateur. L’insurrectionnalisme, très marqué par l’individualisme, est brièvement illégaliste : c’est la période de la bande à Bonnot. Ce mouvement est souvent anti-organisations, anti-syndicats, anti-partis. Devant l’échec de la propagande par le fait et des attentats, une répression terrible affaiblit fortement le mouvement et lui fait perdre en grande partie sa presse, interdite par des lois dites scélérates, suivie d’arrestations et de déportations au bagne. En repli, les anarchistes se tournent vers le syndicalisme à la fin du XIXe siècle, constituant le mouvement syndicaliste révolutionnaire, qui finalement s’intègre dans la CGT qu’ils dominent un temps.

Nos sources proviennent pour beaucoup de la police qui, à la fin du XIXe siècle, démultiplie les enquêtes avec
des fichages très systématiques.

Puis on voit se constituer des organisations anarchistes spécifiques, avec des noms et des formes variés. Les « éducationnistes et réalisateurs » créent des écoles spécifiques pour une éducation populaire, une pédagogie libertaire. C’est aussi la réalisation de « lieux de vie », on retrouve l’individualisme, on tente de vivre ensemble, dans une petite production, sans travailler plus que nécessaire ; on peut se passer d’alcool, de viande ou de tabac, il faut vivre plus simplement, respecter la vie animale… Dès le XIXe siècle, on y retrouve des idées et pratiques de sexualité libre, du droit à l’avortement et à la contraception. Cette mouvance, appelée néomalthusienne, vise à éviter de « produire de la chair à canon » dont les bourgeoisies industrielles ont besoin pour les prochaines boucheries. On a dans ce courant tout ce qui relève de l’art, de la peinture, de l’écriture, de la chanson. On retrouve aussi l’initiative revendicative, la défense des locataires avec le déménagement « à la cloche de bois » – l’aide des compagnons pour quitter le logement sans payer le propriétaire –, mais dans une volonté d’expliciter ces actes, de les populariser, par la photographie, la carte postale et là encore la chanson. Il y a des sensibilités très contemporaines sur toutes ces questions.

On peut associer à ce courant l’antimilitarisme et le pacifisme qui, dans le cas de Louis Lecoin, par ses grèves de la faim, ont permis une reconnaissance de l’objection de conscience dans la loi française à la fin de la guerre d’Algérie. Louis Lecoin (1888-1971) est un personnage intéressant : jardinier, cimentier, correcteur d’imprimerie puis marchand ambulant, syndicaliste, antimilitariste, il exploite avec beaucoup de talent le contact avec le milieu des artistes pour renforcer sa cause. Il réussissait à faire financer sa presse en organisant des galas avec Léo Ferré, Georges Brassens et bien d’autres.

Quels sont les personnages qui vous ont particulièrement touché ?
C. P. :
Je choisis la couturière Thérèse Taugourdeau (1883-1979), une inconnue, puisque nous nous trouvons actuellement au Centre Pouchet (CNRS), à cent mètres de la Maison des syndiqués, 67, rue Pouchet (actuellement un logement HLM), où elle militait. Cette couturière anarchiste et féministe écrit dans Le Libertaire en 1912 des articles sur l’éducation féminine et souhaite « féminiser les hommes », estimant qu’ils ont à apprendre des femmes. Très pacifiste, grande oratrice, elle mène des grèves, participe à un comité féminin contre la guerre. Elle est inscrite au Carnet B, la liste des personnes à arrêter en cas de déclaration de guerre. Pas si nombreuses, les femmes ont de fortes personnalités, passionnantes à redécouvrir, comme la néomalthusienne Jeanne Humbert (1890-1986). Pourtant, elle ne se sent pas à l’aise avec le féminisme des années 1970, alors qu’elle en est une devancière incontestable. Elle a connu la prison, a écrit toute une série d’ouvrages et a mis en pratique ses théories avec beaucoup de courage et d’efficacité. Je citerai aussi une militante plus connue, May Picqueray (1880-1983), qui était secrétaire administrative de la Fédération de la métallurgie. Elle fait quelque peu scandale à Moscou, en 1922, quand dans les banquets syndicalistes elle chante des chansons anarchistes ! Elle prend courageusement rendez-vous avec Trotsky et lui demande la libération d’anarchistes arrêtés, ce qu’elle obtient parce que les syndicalistes français sont très respectés. C’est elle qui publie durablement le journal Les Réfractaires et poursuit le combat pacifiste de Lecoin.

En librairie :

Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, collectif, Les Éditions de l’Atelier, avril 2014, 528 p., 50 €

L’ouvrage regroupe une galerie de portraits qui souligne la diversité du courant libertaire : on y trouve des théoriciens, des artistes ou des ouvriers, des « propagandistes par le fait », anonymes et célébrités, autant de militants d’origines diverses et aux parcours singuliers. Les plus célèbres, penseurs et activistes – Proudhon, Élisée Reclus, Sébastien Faure, Kropotkine, Bakounine, Louise Michel –, artistes – Brassens (qui signait « Le mal payé »), Ferré – y côtoient des parcours plus modestes. Le volume papier réunit 500 biographies, tandis que les auteurs ont pu, grâce à la plateforme de financement participatif Kiss Kiss Bank Bank, en regrouper plus de 3 000 sur le site Maitron-en-ligne, qui s’appuie sur les travaux de Jean Maitron, pionnier de l’histoire ouvrière.

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. Paris-I.
  • 2. Collection de dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier et du mouvement social initiée par Jean Maitron (1910-1987).
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Auteur

Lydia Ben Ytzhak

Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.

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