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«Le harcèlement au travail est un phénomène mondial»

«Le harcèlement au travail est un phénomène mondial»

05.06.2018, par
En plein essor dans toutes les régions de la planète, le harcèlement au travail touche un large panel de secteurs professionnels. Un congrès international, qui réunit du 5 au 8 juin à Bordeaux des chercheurs de nombreuses disciplines, entend explorer ce mécanisme dans toute sa complexité. Le point avec le juriste Loïc Lerouge, coorganisateur de cette manifestation.

Le 11e Congrès international sur le harcèlement au travail se tient cette année à Bordeaux. Pourquoi ce choix de la France alors que les éditions précédentes se sont déroulées dans des pays de langue anglaise ?
Loïc Lerouge1 : Parce que le harcèlement au travail, qui touche de nombreux secteurs (médico-social, transports, hôtellerie-restauration, commerce…, tous marqués par une interaction importante avec des tiers) est aujourd’hui un phénomène global, mondial, qui se manifeste aussi bien dans les pays du Nord que ceux du Sud, dans les nations industrialisées comme dans celles en voie de développement. Il est donc devenu essentiel de croiser et de faire interagir le plus largement possible les savoirs et les expériences de chercheurs de différentes disciplines (droit, psychologie, sociologie, gestion, médecine, économie…) et de différentes langues, en l’occurrence l’anglais, le français et l’espagnol, pour ce congrès. Cette manifestation fait d’ailleurs écho à la 107e session de la Conférence internationale du travail qui œuvre aux mêmes dates sur un projet de convention internationale sur le harcèlement et la violence au travail. L’interaction entre ces deux événements montre combien la recherche devient une source de réponse à l’enjeu de société majeur qu’est le harcèlement au travail : selon les résultats de la sixième enquête sur les conditions de travail réalisée en 2015 par Eurofound2,  près d'un travailleur de l’Union européenne sur six déclare avoir été victime d'un comportement social désobligeant, de violence ou de harcèlement y compris sexuel.

 
« Une conduite abusive (des gestes, des paroles, des comportements…) qui porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique d’une personne et met en péril son travail ». En tant que juriste, comment jugez-vous cette définition du harcèlement au travail qui est, rappelons-le, un délit inscrit au Code pénal ?
L. L. : Elle est trop large, trop générale. Contrairement aux risques du travail physiques (chimiques, charges lourdes, chute…), le harcèlement, surtout moral, est une réalité complexe à saisir, et ce plus encore en droit car elle renvoie à la subjectivité de la personne.
 

Le harcèlement sexuel au travail est certainement l’objet d’une importante sous-déclaration.

La sensibilité à la souffrance, de même que la capacité de révolte et de résistance, varie beaucoup d’un individu à l’autre. Pour le juge, saisi pour qualifier ou non une situation de harcèlement moral, toute la difficulté est d’objectiver les faits pour leur appliquer le régime juridique qui convient. Il doit distinguer ce qui est réellement du harcèlement de ce qui relève des contraintes normales du travail. En France, le harcèlement bénéficie d’un régime juridique qui lui est propre. Il requiert une répétition et il est orienté vers les effets sur la santé au travail. Le juge peut aussi considérer des méthodes de gestion visant une personne en particulier comme du harcèlement moral sans intention malveillante.

En revanche, les pays anglo-saxons (de common law) associent étroitement le harcèlement à la discrimination. Un seul fait suffit pour retenir la qualification de harcèlement.

Selon Loïc Lerouge, le contexte international, qui exacerbe la compétition et l’évaluation permanente, est un facteur propice au harcèlement. Ici, un centre d'appels au Salvador, où sont affichées les performances financières de chaque employé.
Selon Loïc Lerouge, le contexte international, qui exacerbe la compétition et l’évaluation permanente, est un facteur propice au harcèlement. Ici, un centre d'appels au Salvador, où sont affichées les performances financières de chaque employé.

 
Le harcèlement sexuel reste-t-il une pratique courante sur le lieu du travail ?
L. L. : Oui. Selon une enquête menée en 2015 par le Défenseur des droits, une femme sur cinq, en France, a ainsi été confrontée à ce type d’atteinte, une proportion qui n’a pas diminué depuis 1991. Le phénomène est toutefois compliqué à quantifier finement. Comme il est difficile pour certaines victimes d’en parler, le harcèlement sexuel au travail est certainement l’objet d’une importante sous-déclaration. Quant à l’idée de recourir à la médiation pour résoudre des rapports de domination dont le harcèlement sexuel fait partie, cette solution n’est pas adaptée. Pour l’avocate Christelle Mezza, qui intervient au congrès, quand une personne harcelée sexuellement est anéantie psychologiquement, lui demander de s’asseoir à côté de son harceleur n’est pas judicieux et risque de déboucher sur un jugement empêchant la victime de se reconstruire. En matière de harcèlement, tout compromis est impossible.
 
Toutes formes confondues, le harcèlement professionnel a-t-il tendance à augmenter ?
L. L. : Compte tenu du contexte économique international qui exacerbe la compétition et l’évaluation permanente, les situations de harcèlement moral au travail sont susceptibles de se développer.
 

Le harcèlement au travail, de nos jours, est lié au contexte de travail, à la culture économique et organisationnelle dominante.

Ce contexte hyperconcurrentiel, qui créé une augmentation des objectifs sans pour autant fournir les moyens nécessaires pour les atteindre, accroît l’individualisation du travail et suscite aussi une diminution du soutien social tant on fait de l’autre un concurrent pour soi ou une source de ralentissement.

Sans le vouloir, des managers deviennent harceleurs car eux-mêmes sont exposés à des tensions physiques et mentales extrêmement fortes qu’ils répercutent sur leurs équipes. Le harcèlement au travail, de nos jours, n’est plus seulement une question de relations interpersonnelles résultant par exemple du syndrome du « petit chef ». Il est lié au contexte de travail, à la culture économique et organisationnelle dominante.
 
L’hôpital public est devenu lui aussi un lieu de souffrance, au point que certains praticiens vont jusqu’à s’y donner la mort…
L. L. : Imposer une logique d’entreprise et de rentabilité aux institutions sanitaires et sociales, où s’appliquent des règles de déontologie fortes, provoque des ravages. Les pratiques managériales importées du secteur privé sans réelle adaptation et compréhension du milieu médico-social se révèlent souvent incompatibles avec la philosophie et la pratique du soin. Les moyens alloués ne sont pas en phase avec l’idée de la médecine que se fait la profession. Laquelle se trouve ipso facto dans une situation d’injonction paradoxale.

À l’hôpital, l’importation de pratiques managériales issues du secteur privé place le personnel «dans une situation d’injonction paradoxale», explique le chercheur.
À l’hôpital, l’importation de pratiques managériales issues du secteur privé place le personnel «dans une situation d’injonction paradoxale», explique le chercheur.

Certains principes et équilibres fondamentaux du travail sont-ils mis à mal par la généralisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) ?
L. L. : Les TIC, qui font partie du quotidien de la plupart des salariés, ne sont pas neutres. Elles permettent un renforcement du contrôle du travail des ouvriers à la chaîne, des employés de centres d’appels, des hôtesses de caisse, des chauffeurs… De même, le nombre de courriels à traiter chaque jour dans un délai toujours plus court induit une nette surcharge de travail. Surtout, depuis l’avènement du smartphone, le bureau peut se délocaliser à la maison, voire partout ailleurs, après les heures de travail, pendant le week-end et les congés… Des auteurs comme le sociologue Thierry Venin parlent de « laisse électronique ».

Il faut passer d’une logique de réparation à une logique de prévention.

Le brouillage grandissant de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle remet en cause le droit au repos, ce qui n’est pas rien ! Sans parler des formes de harcèlement ou d’incivilités numériques que sont certains courriels dénigrants envoyés à l’ensemble de la collectivité de travail volontairement ou par erreur.

Que préconisez-vous pour mieux combattre le harcèlement au travail ?
L. L. : Réparer les dommages sur la santé ou compenser la dégradation des conditions de travail ne suffit plus. Il faut passer d’une logique de réparation à une logique de prévention. Mettre en œuvre une prévention « primaire », c’est-à-dire le plus en amont possible (dès le lycée, dans les écoles de commerce et d’ingénieurs, à l’université…), suppose une approche éthique et éducationnelle qui sensibilise les jeunes générations à la santé au travail, au souci de l’autre, à l’importance du respect de l’égalité homme-femme… De manière plus fondamentale, il importe aussi de réfléchir, comme j’essaie de le faire en collaboration avec le professeur Robert Karasek, à la façon dont le droit peut être un levier pour intégrer dans les logiques économiques la santé au travail et faire ainsi comprendre que « santé » et « productivité » ne sont pas antinomiques.
 

Notes
  • 1. Chargé de recherche au Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale (CNRS/Université de Bordeaux).
  • 2. Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail. Enquête réalisée en 2015 auprès de 44 000 travailleurs interrogés dans 35 pays d’Europe.
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Auteur

Philippe Testard-Vaillant

Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).

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