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Le développement a rendez-vous avec les mathématiques

Le développement a rendez-vous avec les mathématiques

15.03.2019, par
Enseignement des mathématiques dans une école au Burkina Faso.
Comment les mathématiques peuvent-elles accompagner les pays en développement ? À l'occasion de la conférence internationale Maths Day for Developpement, organisée à Paris, le 15 mars, Mohammed Jaoua, mathématicien tunisien et acteur de la scène scientifique internationale, nous donne quelques éléments de réponse.

Si les mathématiques permettent de mieux comprendre le monde qui nous entoure, elles participent également à son évolution. À travers les algorithmes et l’intelligence artificielle, mais également par l’étude et la compréhension de phénomènes telles l’érosion des sols, la montée des océans ou encore la gestion de la pêche. Ces enjeux, majeurs pour le développement économique d’un pays, nécessitent des outils mathématiques de plus en plus sophistiqués. Ancien président du Centre national de mathématiques pures et appliquées, ancien titulaire de la chaire  Mathématiques et développement », Mohammed Jaoua dirige actuellement l’Esprit School of Business, école qu’il a fondée pour y proposer des formations alliant le management et le numérique. La conférence internationale autour des mathématiques comme enjeu de développement1, organisée ce 15 mars à Paris, est donc l’occasion, pour lui, de rappeler la nécessité de favoriser la formation à l’enseignement et à la recherche en mathématiques afin de répondre à ces enjeux.
  

Quelle est aujourd’hui la place des mathématiques dans les pays en développement ? En quoi sont-elles un allié indispensable à celui-ci ?
Mohammed Jaoua : Ibn Khaldoun, savant arabe du XIVe siècle écrivait dans la Muqaddima (les « Prolégomènes » en français) : « C’est par l’art du calcul qu’il faut commencer l’école. En général, il forme des têtes bien faites, habituées à raisonner juste. On prétend même qu’on doit faire confiance à celui qui a étudié le calcul dès son enfance, car il a acquis des bases solides pour la contestation, qui lui deviennent comme une seconde nature. » Mais les mathématiques ne contribuent pas seulement à la formation d’esprits et de communautés libres, ce qui ne serait déjà pas si mal. Elles interviennent également de manière essentielle dans les cursus des ingénieurs et autres techniciens qui font tant défaut aux pays en développement. Elles constituent aussi, et de plus en plus, un outil effectif de modélisation et de solution à de multiples problèmes techniques liés au développement. Elles lui sont, enfin, un allié indispensable en ce qu’elles interrogent la hiérarchie des priorités : quelle place donner au développement scientifique pour le développement global de ces pays ?

Cours de mathématiques dans l’enseignement supérieur à l’Université du Sahel, à Bamako au Mali.
Cours de mathématiques dans l’enseignement supérieur à l’Université du Sahel, à Bamako au Mali.

Les États en ont-ils conscience ?
M. J. : La prise de conscience de l’importance des mathématiques pour le développement est relativement récente. Pour parler de mon expérience, lorsque je suis retourné en Tunisie après mes études en France, dans les années 1980, la recherche devait davantage porter sur des problèmes urgents du développement, comme l’éradication de maladies ou la gestion des ressources en eau, plutôt que sur la recherche fondamentale ou appliquée, par essence non productive à court terme. Il fallait investir dans des savoirs « utiles » et, dans cette optique, ce n’était pas à travers les mathématiques que les pays du Sud allaient rattraper leur retard. Et de fait : pourquoi investir dans la recherche en mathématiques appliquées pour des industries dont ces pays ne disposaient pas à l’époque ?

 

Dans les années 1980, la recherche devait davantage porter sur des problèmes urgents du développement, comme l’éradication de maladies (…)  plutôt que sur la recherche fondamentale ou appliquée, par essence non productive à court terme.

Qu’est-ce qui a fait évoluer ce paradigme ?
M. J. : Les années 1980, avec le développement des sciences de l’information marquent un tournant historique à l’échelle internationale avec la digitalisation et le déploiement de modèles mathématiques et numériques dans tous les domaines. Jointe à la mondialisation de la production, cette explosion numérique a renversé les anciens paradigmes de développement. Il ne s’agissait plus de rattraper en accéléré le retard accumulé sur deux siècles par rapport aux pays du Nord, mais de reprendre rapidement une place dans le concert des nations, à son niveau technologique actuel. Ce qui offrait – et offre toujours – une seconde chance de développement, dans la mesure où celui-ci repose davantage sur les ressources humaines et un peu moins sur l’infrastructure et la richesse accumulées.

C’est-à-dire ?
M. J. : Avec la croissance vertigineuse de la puissance des ordinateurs, et leur démocratisation, le transfert des modèles mathématiques des applications « de pointe » vers les applications courantes s’est accéléré, contribuant à rebattre un peu plus les cartes. Ainsi, la théorie de l’homogénéisation, élaborée dans les années 1970 pour modéliser les matériaux composites en aéronautique et aérospatiale, se retrouve quelques années plus tard dans la fabrication d’articles de sport ou de silencieux automobiles. De même que les problèmes inverses intervenant dans des applications telles que les radars ou les sonars deviennent aujourd’hui des outils de la vie courante, en médecine notamment, avec les scanners, les échographies, etc. Ces évolutions ont contribué à faire de ces modèles et algorithmes des outils également appropriés pour les enjeux des pays en développement, en réduisant des fractures technologiques jusque-là réputées infranchissables.

 

Lorsque l’on voit les progrès de l’intelligence artificielle, la prégnance des algorithmes dans nos quotidiens, on comprend la nécessité qu’elles imprègnent davantage la “culture de l’honnête homme”.

Vous insistez particulièrement sur l’importance de la formation…
M. J. : Pour les gens de ma génération, la seule voie de réalisation sociale était l’école. Et pour la Tunisie, pays sans autre ressource naturelle que l’intelligence de ses enfants, la seule chance de développement. Je déplore aujourd’hui une certaine inculture mathématique, partagée à travers le monde, qu’on peut – toutes choses égales par ailleurs – comparer à l’analphabétisme qui sévissait en Europe au début du siècle dernier, et qu’il a fallu éradiquer pour permettre l’industrialisation. Compte tenu du rôle qu’elles jouent aujourd’hui dans l’économie, les mathématiques ne peuvent rester l’apanage des seuls spécialistes.

Elles sont partout autour de nous. Lorsque l’on voit les progrès de l’intelligence artificielle, la prégnance des algorithmes dans nos quotidiens, on comprend la nécessité qu’elles soient maîtrisées par un plus grand nombre et qu’elles imprègnent davantage la « culture de l’honnête homme ». J’ai eu, pour ma part, la chance de pouvoir contribuer à la structuration de l’espace universitaire tunisien par la création d’un certain nombre d’institutions comme l'Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques, l'École Polytechnique de Tunisie ou encore, en 1997, le Laboratoire de modélisation mathématique et numérique dans les sciences de l'ingénieur2. L’appropriation dans ce dernier cadre des outils de mathématiques appliquées apparaissait alors comme un objectif futuriste. Mais l’accélération de l’histoire est venue à notre secours, en amenant ces outils sur le devant de la scène, nous permettant ainsi d’en prouver l’utilité dans notre propre environnement. Et de prouver que tout travail scientifique, même le plus avant-gardiste et le plus théorique au moment où il est engagé, n’est jamais qu’une anticipation de besoins de connaissances « courantes » à venir. ♦

Rendez-vous : Maths Day for Developpement
 

Notes
  • 1. Conférence organisée par le CNRS, le Centre international de mathématiques pures et appliquées et la Commission nationale française pour l’Unesco, sous le parrainage de l’Académie des sciences.
  • 2. Le LAMSIN est associé à Inria en 2000 et au CNRS en 2009.
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Auteur

Anne-Sophie Boutaud

Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.

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