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L’anglosphère par-delà la langue

L’anglosphère par-delà la langue

28.01.2015, par
Chacun sait ce qu'est la Francophonie, mais que recouvre au juste la notion d’« anglosphère » ? La géographe Cynthia Ghorra-Gobin nous livre des éléments de réponse.

Comment se définit l’anglosphère ?
Cynthia Ghorra-Gobin1 : Il n’y a pas une seule définition de l’anglosphère. Pour certains, l’anglosphère fait référence à ce que Winston Churchill appelait « the English speaking world ». C’est une notion qui remonte au milieu du XXe siècle et qui désigne les pays ayant connu la colonisation britannique. Mais, au XXIe siècle, elle englobe les pays où la majorité des gens parlent anglais, comme le Royaume-Uni ou l’Irlande, mais aussi des pays comme l’Afrique du Sud. En Afrique du Sud, où onze langues officielles sont reconnues, c’est l’anglais que l’on utilise dans la vie politique et dans le monde des affaires, tout comme dans la ville chinoise de Hong Kong, où tout le monde parle anglais. Cette prédominance de l’anglais provient probablement de l’influence de la puissance des États-Unis au XXe siècle et du fait que l’anglais est devenu la lingua franca de la globalisation et de la mondialisation. Et cet aspect au-delà de la dimension linguistique intéresse les géographes. On peut concevoir l’anglosphère comme une manière d’habiter le monde non équivalente à la perspective francophone. Les Anglo-Américains, qui n’utilisent pas le terme « mondialisation » mais globalisation, n’ont pas une représentation du monde identique à la nôtre.

Peut-on dire que cette notion est synonyme de « monde anglophone » ?
C. G.-G. : L’anglosphère fait bien sûr référence au monde anglophone mais désigne aussi les pays dont l’histoire, la culture et l’organisation sociale ont été fortement marquées par la colonisation britannique. Les contours de ce monde anglophone peuvent certes varier selon les critères utilisés. Le mot « anglosphère » est un néologisme qui apparaît pour la première fois dans un roman de science-fiction, L’Âge de diamant ou le Manuel illustré d’éducation pour jeunes filles de Neal Stephenson. L’anglosphère dépasse largement la question linguistique d’un globish, un anglais assez limité de communication basique. Elle concerne les questions de rivalité économique, de géopolitique ainsi que de l’organisation spatiale des villes. Elle aborde le registre technologique, social, culturel, médical et environnemental et, de ce fait, interpelle différentes disciplines. L’anglosphère ne renvoie donc pas uniquement à la langue mais véhicule l’idée d’une « manière d’habiter le monde ».

Que représente au juste l’anglosphère en termes d’alliances politiques et économiques ?
C. G.-G. : C’est avec le président Ronald Reagan et le Premier Ministre Margaret Thatcher que le monde s’est progressivement orienté vers le capitalisme financier qui se présente comme le vecteur privilégié de la mondialisation. La logique du néo-libéralisme provient de leurs deux pays qui partagent un état d’esprit, une vision du monde, qui se répercute aussi au niveau des sciences sociales. C’est le monde anglo-saxon qui est à l’origine des politiques néolibérales. On pense notamment à l’influence de l’école économique de Chicago, qui y est pour beaucoup. La crise des subprimes était au départ une crise américaine, puis elle s’est largement diffusée en raison de la connectivité entre les secteurs financiers. Cette crise relève également de l’innovation financière : d’abord on a permis à une population aux faibles revenus d’emprunter de l’argent à des taux variables, ensuite on a autorisé ces emprunts toxiques à circuler dans les réseaux financiers. D'une manière générale, il y a bien entendu des différences entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis, mais il s'agit d’une alliance particulière remontant à la Seconde Guerre mondiale. On parle de deux nations ayant une langue commune : « Two nations with a common language. » Au niveau européen, on sent l’impact de cette relation : le Royaume-Uni a une certaine distance avec l’Europe continentale.

Rencontre entre Margaret Thatcher et Ronald Reagan
Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont contribué à l'identification de l'anglosphère au capitalisme financier
Rencontre entre Margaret Thatcher et Ronald Reagan
Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont contribué à l'identification de l'anglosphère au capitalisme financier

Dans votre discipline, la géographie, le recours à l’anglais dans les programmes universitaires représente-t-il une menace pour une tradition ancrée dans la langue française?
C. G.-G. : Introduire la langue anglaise dans les programmes universitaires n’est pas vraiment une menace parce que le défi ne se situe pas, selon moi, au niveau linguistique. L’enjeu consiste à faire en sorte que « nos » concepts circulent dans le monde anglo-saxon et qu’on ne se limite pas, en tant que chercheurs français et francophones à s’inscrire dans leurs problématiques. Nous devons être très attentifs à la diffusion de nos positionnements théoriques, nos concepts, nos théories tout en utilisant la langue anglaise. L’objectif étant de se faire identifier dans l’anglosphère scientifique pour se faire également reconnaître par les chercheurs asiatiques et chinois. Les sciences sociales sont en train de se globaliser et, pour le moment, il faut bien constater que cela se fait en anglais. On observe que les universités asiatiques, comme en Chine ou au Japon, se sont dotées de revues anglophones : les idées circulent en anglais.

Nous devons être
très attentifs à la
diffusion de nos
positionnements
théoriques,
nos concepts,
nos théories tout
en utilisant la
langue anglaise.

Pour prendre un exemple concret, le concept d’« espace public urbain » en Europe est très différent de ce que l’on peut observer outre-Atlantique. Et, dans les pays asiatiques, on s’inspire de la vision américaine. Ici, nous voyons plutôt l’espace public comme défini par l’État ou la puissance publique, alors qu’aux États-Unis il se définit par l’intégration de la communauté ou des différentes communautés qui le composent. Les Anglo-Américains convoquent souvent le concept de community, ce qui n’est pas encore le cas chez nous. Prendre conscience de ces profondes différences permet d’enrichir les approches scientifiques mutuelles.

Quels sont les enjeux pour les sciences sociales ?
C. G.-G. : J’observe ces dernières années qu’on invite les chercheurs à publier de plus en plus en anglais, ce qui est très bien. Mais les articles publiés en anglais rentrent dans le moule anglo-américain et ne font pas référence aux travaux français. C’est le travers que je dénonce. Il faut en outre démocratiser l’apprentissage de l’anglais. Par ailleurs, l’Institut national des sciences humaines et sociales (INSHS) du CNRS s’intéresse à la notion « d’aires culturelles » parce qu' il faut éviter de se limiter à un découpage statique du monde comme au XXe siècle pour prendre en compte la dimension transnationale telle qu’elle est véhiculée par les flux. La contribution majeure d’un paradigme comme l’anglosphère réside dans sa capacité à rendre compte de la dynamique et de l’intensification des flux qui traversent le monde. D’où l’intérêt pour les sciences sociales, et pour la géographie notamment, de construire une perspective comparatiste prenant en compte différentes terrains et permettant, en outre, de construire des liens entre les traditions scientifiques.

 

A lire aussi : « La diversité des langues enrichit la pensée », entretien avec Barbara Cassin.

En librairie :


Dictionnaire critique de la mondialisation, Cynthia Ghorra-Gobin (dir.), Armand Colin, 2012 (2e éd.), 648 p., 45 €

 

Notes
  • 1. Directrice de recherche CNRS au Centre de recherche et de documentation des Amériques (Creda, CNRS/Univ. Sorbonne Nouvelle Paris-III), Cynthia Ghorra-Gobin mène actuellement ses recherches à Berkeley en tant que professeur associé.
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Auteur

Lydia Ben Ytzhak

Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.

Commentaires

1 commentaire

"J’observe ces dernières années qu’on invite les chercheurs à publier de plus en plus en anglais, ce qui est très bien." En quoi est-ce "très bien" ? C'est "très bien" pour qui ? "Introduire la langue anglaise dans les programmes universitaires n’est pas vraiment une menace parce que le défi ne se situe pas, selon moi, au niveau linguistique. " Il me semble que si, le défi se situe au niveau linguistique. Dans la mesure ou Reagan et Thatcher sont cités, rappelons nous des paroles de cette dernière : "Dans ce 20ème siècle, le pouvoir dominant c'est l'Amérique, la langue globale c'est l'anglais, le modèle économique c'est la capitalisme anglo saxon". Voir le site Hoover institution à Stanford University et Margaret Thatcher.
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