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La mémoire du 13 novembre se construit peu à peu

La mémoire du 13 novembre se construit peu à peu

13.11.2020, par
Une jeune femme se recueille devant la plaque commémorative installée devant la salle de concerts du Bataclan, le 13 novembre 2019.
Depuis les attentats de novembre 2015, le programme de recherche « 13 novembre » cherche à comprendre comment s'élabore la mémoire individuelle, mais aussi collective, d’un tel événement. Cinq ans après le drame, les scientifiques livrent leurs premiers résultats.

Dans la soirée du 13 novembre 2015, des attaques terroristes avaient lieu aux abords du Stade de France, sur des terrasses des 10e et 11e arrondissements de Paris et dans la salle de concert du Bataclan, faisant 130 morts et plus de 350 blessés. Quelques jours plus tard, deux chercheurs, l’historien Denis Peschanski1 et le neuropsychologue Francis Eustache2, lançaient un vaste programme de recherche centré sur la mémoire de ce drame. Objectif de ce projet pluridisciplinaire au long cours porté par le CNRS et l'Inserm, et auquel une vingtaine d’institutions participent : comprendre comment se construit et évolue la mémoire d’un événement, sur le plan individuel mais aussi collectif, en recueillant à intervalles réguliers les récits des témoins des attentats.

« L’étude se focalise sur une cohorte de 1 000 personnes qui ont assisté de manière directe ou indirecte aux attentats du 13 novembre à Paris, détaille Denis Peschanski, à travers plusieurs vagues d’entretiens réalisés quelques mois après le drame, deux ans plus tard, cinq ans et enfin dix ans plus tard. Elle s’assortit d’un volet biomédical axé sur l’imagerie du cerveau, “Remember” ». Objectif de ce deuxième volet, qui suit 120 victimes directes des attentats et un groupe contrôle de 75 volontaires : mieux comprendre l’origine et le fonctionnement de l’état de stress post-traumatique – autrement dit, pourquoi certaines victimes continuent d’être hantées par le souvenir vivace du drame, quand d’autres sont plus résilientes. « On sait depuis quelques années déjà que les souvenirs que chacun d’entre nous emmagasine ne sont pas figés une fois pour toutes. Il s’opère tout au long de la vie un jeu subtil de consolidation-reconsolidation, complète Francis Eustache. Même chose pour la mémoire collective, qui continue d’évoluer dans le temps. » 

À ce jour, deux vagues d’entretiens ont déjà été menées, en 2016 et 2018, ainsi que deux séries d’études biomédicales. Première surprise, pour les chercheurs : l’assiduité des volontaires qui participent. « Les psychiatres auxquels nous avions fait part du projet nous avaient mis en garde : les personnes les plus directement touchées par les attentats, victimes ou proches de victimes, risquaient d’avoir du mal à parler et de vite abandonner le projet, raconte Denis Peschanski. C’est l’inverse qui s’est produit. Non seulement les témoins du “premier cercle” ont répondu en nombre à notre appel et constituent près de 40 % de la cohorte, mais ce sont ceux qui ont parlé le plus longuement : environ 2 h 30 lors de la première série d’entretiens, contre 1 h 30 en moyenne pour l’ensemble du groupe. »

Des milliers d'heures de témoignages

La somme des témoignages enregistrés est elle aussi impressionnante, et totalise 1 430 heures pour la seule année 2016. « La transcription des témoignages s’est achevée cette année, poursuit Denis Peschanski. Elle a permis, dans un premier temps, de construire une histoire-récit du 13 novembre, racontée et constituée avec les mots mêmes de ses témoins directs. » Ce récit polyphonique publié début novembre aux éditions Odile Jacob3 s’appuie sur les témoignages des 360 témoins du premier cercle – victimes, proches de victimes, pompiers ou policiers mobilisés sur les lieux des attentats... – et sur les verbatim de 170 d’entre eux. « Ce qui est en jeu, ici, c’est le passage de la vérité du témoin à la vérité de l’événement, en croisant les sources orales à une distance très rapprochée des attentats », explique Denis Peschanski. D’autres études devraient suivre : une analyse textométrique est d’ores et déjà programmée, qui devrait permettre de comparer le champ lexical employé par les témoins du drame, selon qu’ils sont proches ou plus éloignés de l’attentat. Les analyses qualitatives de longue haleine sur les milliers d’heures d’enregistrements et la comparaison entre les vagues successives de témoignages devraient, elles, intervenir ultérieurement.
 

1430 heures de témoignages directs ont été recueillies durant la première vague d'entretiens organisée à l'été 2016.
1430 heures de témoignages directs ont été recueillies durant la première vague d'entretiens organisée à l'été 2016.

 

La mémoire des événements perd de sa précision et tend à se concentrer : ainsi, les attentats de 2015 – qui incluent les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher – ne sont plus évoqués qu'à travers la seule référence au 13 novembre.

Sur la mémoire collective de l’événement, et la façon dont celle-ci évolue, l’étude menée par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc), associé au projet « 13 novembre », livre dès aujourd’hui de premiers enseignements. À chaque vague d’entretiens, le Credoc pose à un échantillon représentatif de 2 000 personnes une dizaine de questions en lien avec les attentats intervenus depuis le début des années 2000. « L’évolution des réponses entre 2016 et 2018 confirme déjà certaines de nos hypothèses. On voit notamment que la “flash bulb memory”, la mémoire des circonstances dans lesquelles nous avons vécu un événement personnel ou collectif particulièrement marquant – où était-on, avec qui... –, reste vivace pour 80 % des répondants et ne varie presque pas d’une vague à l’autre. »

Sur la même période, la mémoire des événements eux-mêmes perd en revanche de sa précision et tend à se concentrer. Ainsi, les attentats de 2015 – qui incluent les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher – sont de plus en plus cités à travers la seule référence aux attentats du 13 novembre. Et les lieux des attentats du 13 novembre – le Stade de France, les terrasses des 10e et 11e arrondissements et le Bataclan – s’effacent progressivement au profit de la seule référence au Bataclan, voire à Paris. « Ces résultats renvoient au phénomène de condensation mémorielle, analyse Denis Peschanski. Ils confirment l’articulation entre mémoire et oubli, car la mémoire ne fonctionne pas sans oubli. »

Premiers résultats sur le stress post-traumatique

L’oubli, ou tout du moins la mise à distance des souvenirs les plus traumatiques, c’est précisément l’objet de l’étude Remember, qui a donné lieu en février 2020 à une première publication remarquée dans la revue Science4. « Ce qu’il faut comprendre, c’est que lorsque nous formons le souvenir d’un événement, celui-ci ne se fige pas aussitôt ; il se transforme à chaque nouvelle évocation, perd de sa force d’évocation, jusqu’à devenir une sorte de connaissance dans notre histoire personnelle, explique Pierre Gagnepain, chercheur en neurosciences cognitives5 et auteur-référent de l’étude. Chaque nouveau contexte dans lequel le souvenir resurgit écrase le précédent, lui faisant perdre progressivement sa force d’évocation. » Problème : ce phénomène d’atténuation n’intervient pas du tout dans les troubles de stress post-traumatique (TSPT) – au contraire, ces souvenirs envahissants sont vécus par la personne comme si elle revivait l’événement encore et encore. « Les victimes de TSPT revivent certains fragments de la scène traumatisante avec une sensation extrême de peur et de danger. »
 

Un sujet souffrant de stress post-traumatique suite aux attentats passe une IRM fonctionnelle dans le cadre du projet Remember.
Un sujet souffrant de stress post-traumatique suite aux attentats passe une IRM fonctionnelle dans le cadre du projet Remember.

 

Chez les personnes résilientes, les régions de contrôle situées dans le cortex préfrontal se connectent aux régions de la mémoire pour interrompre leur activité et supprimer le souvenir traumatique lorsqu'il se réactive. Chez les personnes sujettes au stress post-traumatique, les régions de contrôle s’activent, mais leur message n’arrive pas jusqu’aux régions de la mémoire.

Jusqu’à présent, l’hypothèse qui prévalait pour expliquer ces troubles reposait sur une mise à jour défaillante de la mémoire. « Ce que nous montrons dans l’étude, c’est que ce n’est pas seulement le fonctionnement de la mémoire elle-même qui est en cause, c’est aussi la façon dont notre cerveau contrôle activement les régions de la mémoire et permet l’oubli du souvenir qui pose problème, explique Pierre Gagnepain. Chez les personnes résilientes, lorsqu’il y a intrusion du souvenir traumatique, les régions de contrôle situées dans le cortex préfrontal se connectent aux régions de la mémoire et à la principale d’entre elles, l’hippocampe, pour interrompre leur activité et supprimer le souvenir. Chez les personnes sujettes aux TSPT, les régions de contrôle s’activent de la même manière, mais leur message n’arrive pas jusqu’aux régions de la mémoire. »

Il reste aujourd’hui à comprendre d’où vient ce problème de connectivité : est-ce la propagation du signal de contrôle depuis le cortex jusqu’aux régions de la mémoire qui est en cause, ou est-ce la façon dont ce signal est reçu ? Pour explorer cette dernière hypothèse, une étude sur les neurotransmetteurs de type GABA présents dans l’hippocampe devrait bientôt démarrer, toujours dans le cadre du projet Remember.

D’autres axes de recherche devraient venir enrichir le dispositif actuel de Remember. « Nous allons démarrer prochainement une étude sur les enfants des victimes, et la façon dont la mémoire des attentats leur est transmise, raconte Francis Eustache. Nous analyserons aussi bien le mode de fonctionnement des familles, que les aspects plus biologiques – des traces sont-elles visibles ou non dans le cerveau des enfants ? » Le chercheur espère que l’exceptionnelle assiduité des participants à l’étude Remember ne se démentira pas. « 90 % des participants de 2016 sont revenus en 2018 », rappelle Francis Eustache, en évoquant la « relation particulière » qui s’est nouée au fil des années entre les chercheurs et les victimes des attentats  « une relation d’amitié, mais qui passe par le prisme de la science ». ♦
 
À lire :
Dans le cadre du projet de recherche « 13 novembre », un livre issu d’une démarche pluridisciplinaire autour de juristes, des sociologue, d’historiens…, a été consacré à la prise en charge des victimes : Victimes du terrorisme. La prise en charge, par Philippe Pierre, Denis Peschanski, Carine Klein-Peschanski et Héloïse Cartron-Picart, aux éditions Hermann (2020).

Sur notre site :
Quelle sera la mémoire du 13 novembre ?
Comment se construit la mémoire collective ?
Comment la société réagtit-elle face aux attentats ?

Voir aussi notre blog :
Face au terrorisme, la recherche en action
 

Notes
  • 1. Directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS/Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne/EHESS).
  • 2. Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE). Il dirige le laboratoire Inserm de Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine (Inserm/Univ de Caen Normandie/EPHE/CHU Caen, GIP Cyceron).
  • 3. 13 novembre. Des témoignages, un récit, par Laura Nattiez, Denis Peschanski et Cécile Hochard, aux éditions Odile Jacob (2020). À noter que l’intégralité des bénéfices du livre est reversée au programme « 13 novembre ».
  • 4. “Resilience after trauma: the role of memory suppression”, Science, 14 février 2020
  • 5. Au laboratoire de Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine.
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Auteur

Laure Cailloce

Laure Cailloce est journaliste scientifique pour CNRS Le journal.

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