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La machine qui a redonné vie à la voix de Mandela

La machine qui a redonné vie à la voix de Mandela

10.05.2016, par
Archéophone, procès de Rivonia
Nelson Mandela en mai 1993, un an avant de devenir président de l'Afrique du Sud. Leader de la lutte anti-apartheid, il fut condamné à la prison et aux travaux forcés à perpétuité lors du procès de Rivonia (1963-1964).
« Le procès contre Mandela et les autres », basé sur les archives sonores récemment redécouvertes du procès Mandela, sort au cinéma ce mercredi 17 octobre. L'occasion de relire notre article sur la façon dont les 230 heures de l’audience ont été numérisées et remises à l’Afrique du Sud grâce à l’«Archéophone» inventé par Henri Chamoux.

C’est une salle chargée d’histoire, où résonne encore la voix de Nelson Mandela. Il y a cinquante-deux ans, dans la Cour suprême de Pretoria, le leader anti-apartheid et sept de ses compagnons étaient condamnés à la prison à perpétuité. Les audiences du procès, enregistrées sur des cylindres en vinyle, n’avaient encore jamais été intégralement numérisées pour des raisons de fragilité du support. Le Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra)1 y est parvenu et, le 17 mars 2016, dans cette même salle, le président de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), Laurent Vallet, a remis au ministre sud-africain des Arts et de la Culture, Nkosinathi Emmanuel Mthethwa, ces enregistrements numérisés. « Une manière de garder l’histoire vivante » s’est réjoui Denis Goldberg, 83 ans, l’un des trois anciens condamnés présents ce jour-là, avec Ahmed Kathrada et Andrew Mlangeni.

Archéophone, procès de Rivonia
Dictabelts du procès de Rivonia. La voix de Mandela et de ses co-accusés est gravée sur ces cylindres en vinyle souple, ici de couleur bleue et posés à plat hors de leurs enveloppes protectrices (NARSSA).
Archéophone, procès de Rivonia
Dictabelts du procès de Rivonia. La voix de Mandela et de ses co-accusés est gravée sur ces cylindres en vinyle souple, ici de couleur bleue et posés à plat hors de leurs enveloppes protectrices (NARSSA).

Sur un Dictabelt,
la trace laissée par
le son est visible.
Toute coupe, tout
montage devient
dès lors impossible.

« Toute la difficulté, explique Henri Chamoux, ingénieur d’études à l’ENS de Lyon affecté au Larhra qui s’est chargé de la numérisation, tient au support d’enregistrement choisi à l’époque : le Dictabelt. Conçu en 1947 par la société Dictaphone, il s’agit d’un cylindre en vinyle souple que l’on place dans un enregistreur. Il est mis en rotation puis le son est gravé dessus sous la forme d’un sillon, un peu comme sur les phonographes d’Edison. Et comme ce vinyle est souple, le cylindre peut ensuite s’aplatir et se ranger facilement dans une enveloppe.

Cette technologie a été utilisée jusqu’à la fin des années 1970, par exemple pour enregistrer les conversations téléphoniques de Kennedy. Pourquoi l’avoir employé en 1963 pour le procès de Rivonia, alors que les magnétophones existaient déjà ? Peut-être parce que, sur un Dictabelt, la trace laissée par le son est visible. Toute coupe, tout montage devient dès lors impossible. »

L’Archéophone au secours des Dictabelts

Certains Dictabelts du procès avaient déjà été numérisés : en 2001, la British Library s’était vu confier les sept cylindres contenant la déposition de Nelson Mandela. Leur numérisation avait été réalisée à l’aide d’un ancien lecteur de Dictabelts remotorisé, placé sur une plaque chauffante de laboratoire. Le but du chauffage était de lisser les pliures apparues après des décennies à plat dans les enveloppes. Malheureusement, peut-être à cause de ces manipulations, deux cylindres avaient été sévèrement et définitivement rayés.

Archéophone, procès de Rivonia
Lecture d’un Dictabelt du procès de Rivonia sur l’Archéophone inventé par Henri Chamoux. Le cylindre de vinyle (ici de couleur rouge) est monté sur un mandrin spécialement adapté.
Archéophone, procès de Rivonia
Lecture d’un Dictabelt du procès de Rivonia sur l’Archéophone inventé par Henri Chamoux. Le cylindre de vinyle (ici de couleur rouge) est monté sur un mandrin spécialement adapté.

J’ai eu l’idée
de fabriquer un
lecteur universel
qui s’adapte à tous
(les cylindres)
et un mandrin
spécial pour
les Dictabelts.

Pour lire l’intégralité des cylindres sans les abîmer, il fallait un autre système : celui mis au point par Henri Chamoux, également auteur de la numérisation de milliers d’enregistrements de la Belle Époque et titulaire d’une thèse de doctorat sur le sujet, semblait tout indiqué. « Mon invention est constituée de deux éléments : un lecteur universel de cylindres, que j’ai baptisé Archéophone, et un mandrin spécialement adapté aux Dictabelts. J’ai inventé l’Archéophone en 1999 pour assouvir ma passion des disques anciens et des cylindres. Le problème, avec les cylindres, c’est qu’il existe différents modèles, avec des diamètres et des vitesses de rotation différents. Pour les lire, il faut plusieurs phonographes et ceux-ci les endommagent à la lecture. J’ai eu l’idée de fabriquer un lecteur universel, qui s’adapte à tous.

Une vingtaine d’exemplaires ont depuis été acquis par des institutions comme la Bibliothèque nationale de France ou la Bibliothèque du Congrès américain, afin de numériser leurs collections de cylindres. Quant au mandrin, il s’agit d’un cylindre au diamètre ajustable : on glisse le Dictabelt dessus puis on élargit le mandrin. Cela bloque le Dictabelt en rotation et fait disparaître les pliures. Plus besoin de chauffage, et donc plus de risques de détérioration ! »

Des enregistrements classés à l’Unesco

Les enregistrements du procès de Rivonia, confiés par l’Afrique du Sud à l’INA en octobre 2014, ont été numérisés dans un laboratoire du Larhra, hébergé par l’ENS à Montrouge, en banlieue parisienne. Les 591 Dictabelts y sont arrivés dans huit gros albums aux pages jaunies par le temps, chaque cylindre étant accompagné d’une feuille avec le nom des intervenants et le minutage du contenu. « C’était impressionnant, se souvient Henri Chamoux. Le procès de Rivonia, qui s’est tenu d’octobre 1963 à juin 1964, est un repère emblématique dans l’histoire de la lutte des Noirs sud-africains pour leur liberté. Et j’ai été le premier auditeur de l’intégralité des 230 heures d’enregistrement, inscrites en décembre 2006 au registre Mémoire du monde de l’Unesco. »

Dans cette vidéo, écoutez un extrait du procès et les explications de l’inventeur de l’Archéophone. 
    

Le plus célèbre des accusés, Nelson Mandela, avait commencé son combat contre l’apartheid de manière non violente au sein de l’African National Congress (ANC), avant de s’engager en 1961 dans la lutte armée. Arrêté en 1962, il avait été condamné, lors d’un précédent procès, à cinq ans de prison pour sortie illégale du pays. Les autres prévenus avaient été arrêtés en juillet 1963 dans une ferme de la région du Rivonia d’où le nom du procès. Tous étaient accusés de sabotage, destruction de biens et violation de la loi sur l’interdiction du communisme, et risquaient la peine de mort.

« Une tribune pour la liberté »

« Pendant les quinze mois qu’ont duré la numérisation, j’ai vécu avec leurs voix : avec celles des accusés et de leurs avocats ; avec celle, profonde et toujours calme, du juge Quartus de Wet ; avec celle du procureur Percy Yutar, qui, à la fin de chaque question, avait une montée chromatique très théâtrale 2 ; avec celles des nombreux témoins de second rang, dont beaucoup semblaient terrorisés… J’ai été touché par le soutien mutuel des accusés et par la célèbre déclaration finale de Mandela (à écouter ici) : “Toute ma vie, je me suis consacré à la lutte pour le peuple africain. J’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d'une société libre et démocratique, dans laquelle tout le monde vivrait en harmonie et avec les mêmes opportunités. C’est un idéal pour lequel je veux vivre et agir. Mais, si besoin est, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir.” Ces hommes d’exception ont transformé le procès en une tribune pour la liberté. »

Pendant les
quinze mois de numérisation,
j’ai vécu avec leurs voix : avec celles des accusés et de leurs avocats.

Pour rendre à cette page d’histoire la meilleure qualité sonore possible, Henri Chamoux a travaillé environ deux heures sur chaque Dictabelt, d’une durée pourtant inférieure à trente minutes. « À certains moments, la pointe de lecture sautait toujours au même endroit du sillon, empêchant d’entendre le mot qui suivait. Plus souvent encore, et sans qu'il y ait de saut, la voix de l’orateur disparaissait par endroits, à cause de l'état du sillon gravé. Il me fallait alors retourner le cylindre et le numériser à l’envers : la pointe ne sautait plus et les paroles devenaient audibles intégralement… mais à l’envers ! Grâce à un logiciel de traitement du son, je les remettais à l’endroit et les collais sur l’enregistrement numérique 3»

Archéophone, procès de Rivonia
Cylindre de Celluloïd sur lequel fut gravé en 1897 «La Sérénade du pavé», interprétée par Eugénie Buffet. L’inventeur de l’Archéophone est aussi l’auteur de la numérisation de milliers d’enregistrements de la Belle Époque comme celui-ci.
Archéophone, procès de Rivonia
Cylindre de Celluloïd sur lequel fut gravé en 1897 «La Sérénade du pavé», interprétée par Eugénie Buffet. L’inventeur de l’Archéophone est aussi l’auteur de la numérisation de milliers d’enregistrements de la Belle Époque comme celui-ci.

Un procès désormais accessible aux chercheurs

Après ce travail de titan, les enregistrements numériques sont partis à l’INA pour un ultime dépoussiérage sonore. Il ne s’agissait pas d’effacer les claquements de strapontins, les réactions du public ou les bruits de micro qui émaillent les enregistrements et participent à leur donner vie, mais les crépitements parasites dus aux Dictabelts eux-mêmes, défauts bien connus des amateurs de disques vinyles.

J’ai chéri l’idéal
d’une société libre
et démocratique
(…). C’est un idéal
pour lequel je veux
vivre et agir. Mais
si besoin est, c’est
un idéal pour
lequel je suis prêt à
mourir. (Nelson Mandela)

Et c’est ainsi que, cinquante-deux ans après la fin du procès, vingt-six ans après la libération de Mandela et la fin de l’apartheid, les enregistrements numérisés ont été remis à l’Afrique du Sud. L’INA en a conservé une copie, qui sera bientôt mise à la disposition des chercheurs, des étudiants et des enseignants dans ses centres de consultation Ina THEQUE. Et, dans les années à venir, un transfert de compétences devrait se mettre en place pour permettre aux Sud-Africains de numériser eux-mêmes les dizaines de milliers Dictabelts en leur possession, comme ceux d’autres procès, moins médiatiques mais tout aussi représentatifs de cette époque.
En attendant, dans le laboratoire de Montrouge, la voix de Nelson Mandela s’est tue, remplacée par des chansons, des concerts, des saynètes en français et en flamand. Le VIAA, Institut flamand d’archivage, a en effet confié au Larhra plus de 400 cylindres provenant de musées, d’archives municipales ou d’universités belges. Ces fragiles cylindres en cire, dont certains sont déjà trop abîmés pour être écoutés, doivent être rapidement numérisés pour être sauvés. Un travail sur mesure pour l’archéologue du son qu’est Henri Chamoux et pour son ingénieux Archéophone.

Pour en savoir plus :
- La page d’Henri Chamoux sur son invention, l’Archéophone, avec plus de photos et de vidéos, notamment celle-ci qui retrace l’histoire des Dictabelts.
- La page de l’Ina THEQU

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. Lumière Lyon-II/Univ. Jean Moulin Lyon-III/Univ. Grenoble Alpes/ENS de Lyon.
  • 2. Prise de parole par Nelson Mandela (20 avril 1964) : dernières remarques en introduction par Bram Fisher, avocat de la défense ; quelques mots par Nelson Mandela, interrompus par une intervention de l’avocat général Percy Yutar, réponse du juge Quartus de Wet, début de la déposition de Nelson Mandela depuis le banc des accusés.
  • 3. Fragment d’audience de 15 secondes, avant et après récupération d’un passage inaudible.
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Auteur

Philippe Nessmann

Ingénieur de formation et titulaire d’une maîtrise d’histoire de l’art, Philippe Nessmann a trois passions : les sciences, l’histoire et l’écriture. En tant que journaliste, il a écrit pour Science et Vie Junior, Ciel et Espace, le journal du CEA… Il est également l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages pour la jeunesse, parmi lesquels des romans historiques (coll. « Découvreurs du...

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