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La cohabitation hommes-grands singes est-elle possible ?

La cohabitation hommes-grands singes est-elle possible ?

01.04.2015, par
Chimpanzé traversant une route
Chimpanzé sur une route. Pour cohabiter harmonieusement, hommes et grands singes ont besoin d'avoir chacun leur territoire.
Gorilles, bonobos, chimpanzés et orangs-outangs sont directement menacés par les activités humaines qui détruisent progressivement la forêt. Peut-on concilier développement économique et survie des grands singes ? C’est la question à laquelle les primatologues s'efforcent aujourd'hui de répondre.

Les 80 chimpanzés de Sebitoli, une petite poche de forêt à l’extrémité nord du parc national de Kibalé, en Ouganda, se retrouvent dans une drôle d’impasse. Isolés du reste de leurs congénères par une autoroute infranchissable qui éventre le parc, ils ont vu la forêt tropicale reculer lentement sous les coups de boutoir du développement économique : « Après l’exploitation intensive du bois dans les années 1970, qui a provoqué la disparition de la moitié des surfaces boisées, ils sont désormais cernés par les plantations de thé et les champs de maïs et de plantain », explique Sabrina Krief1, spécialiste des chimpanzés et co-commissaire scientifique de l’exposition « Sur la piste des grands singes » qui se déroule en ce moment au Muséum national d’histoire naturelle. La cohabitation forcée avec l’homme crée des tensions palpables : les habitants des villages environnants n’ont de cesse de se plaindre des pillages opérés par les singes dans leurs champs, tandis que 30 % des chimpanzés de la zone sont mutilés par les pièges posés dans la forêt par les braconniers.

Carte de répartition des Grands Singes dans le monde.
On trouve les grands singes en Afrique et en Indonésie/Malaisie.
Carte de répartition des Grands Singes dans le monde.
On trouve les grands singes en Afrique et en Indonésie/Malaisie.

Le cas de Sebitoli est loin d’être unique. Partout où ils sont présents, en Afrique (chimpanzés, gorilles, bonobos), mais aussi en Indonésie et en Malaisie (orangs-outangs), les grands singes pâtissent de la présence rapprochée de l’homme. Avec des conséquences directes sur leur survie. « La situation des grands singes est extrêmement préoccupante, rappelle Christophe Boesch, directeur du département de primatologie de l’Institut Max Planck. Tous sans exception sont inscrits au registre des espèces en danger, et certains sont dans des situations particulièrement critiques. » À Sumatra, les orangs-outangs de l’espèce Pongo abelii sont à peine 7 000… Les gorilles de Cross River, une population isolée située à la frontière entre le Nigeria et le Cameroun, ne dépassent pas les 300 individus ; pour eux, il est presque trop tard. « Les grands singes, comme l’homme, se reproduisent très lentement – une femelle fait en moyenne quatre petits dans une vie. Cela ne permet pas une régénération rapide des populations », souligne le primatologue.

Déforestation, braconnage et maladies

Ennemi numéro un de ces primates : la déforestation qui détruit leur habitat. « À l’exception de quelques communautés de chimpanzés capables de vivre aussi dans la savane sèche, les grands singes sont des espèces forestières dont l’existence dépend directement des arbres de la forêt tropicale, explique Christophe Boesch. Ils y font leur nid pour dormir la nuit, en prélèvent les fruits et les feuilles pour s’alimenter… » Problème : chaque jour, on coupe une surface de forêt tropicale équivalente à 1,5 fois Paris. À ce rythme, il ne restera en 2030 que 10 % de l’habitat des grands singes. L’exploitation du bois et l’essor d’une agriculture intensive sur brûlis, destinée à nourrir une population humaine toujours plus nombreuse, ne sont pas seuls en cause.

On coupe chaque jour une surface de forêt égale à 1,5 fois Paris. A ce rythme, il ne restera en 2030 que 10 % de l’habitat des grands singes.

L’activité minière, légale ou illégale, porte aussi une lourde responsabilité. « En République démocratique du Congo (RDC), on constate de plus en plus d’extraction illégale dans les parcs nationaux », alerte Shelly Masi2, spécialiste des gorilles et maître de conférences au Muséum. Principales ressources visées : le charbon, destiné au bois de chauffe, mais aussi le coltan, un minerai dont on extrait le tantale, indispensable à la fabrication de nos appareils électroniques et qui finance en partie la guerre civile qui fait rage dans l’est de cette région… Ce n’est pas la seule conséquence du conflit qui ronge l’est de la RDC : le braconnage de viande de grand singe par les rebelles réfugiés dans la forêt a lui aussi explosé.

Jeunes chimpanzés
Le braconnage fait des ravages chez les chimpanzés, du fait de la forte cohésion des groupes : pour chaque chimpanzé ciblé, c'est une dizaine d'individus qui se portent à son secours et sont abattus.
Jeunes chimpanzés
Le braconnage fait des ravages chez les chimpanzés, du fait de la forte cohésion des groupes : pour chaque chimpanzé ciblé, c'est une dizaine d'individus qui se portent à son secours et sont abattus.

« Avec la déforestation, la chasse est l’autre fléau qui menace les grands singes, rappelle Marc Ancrenaz, directeur de Hutan, une association de sauvegarde des orangs-outangs. À Bornéo, on estime ainsi que de 2 000 à 4 000 orangs-outangs sont tués chaque année. Et ce malgré l’interdiction absolue qui touche la chasse et le commerce des grands singes, adoptée par toute la communauté internationale. » Pour les chimpanzés, chez qui la cohésion de groupe est particulièrement forte, les dégâts sont dramatiques : « Pour chaque chimpanzé ciblé, c’est une dizaine d’individus qui prennent sa défense et sont abattus », se lamente Sabrina Krief. Les situations varient néanmoins selon les endroits – certains groupes humains rechignant à consommer de la viande de grand singe pour cause de trop forte ressemblance avec l’homme. C’est le cas des Bateke, une ethnie de RDC, avec la viande de bonobo. « Selon les croyances locales, un homme criblé de dettes a dû s’enfuir dans la forêt et est devenu singe, raconte Victor Narat, spécialiste des bonobos au Muséum. Tuer un bonobo revient donc à tuer un homme. » Cet interdit alimentaire n’a cependant pas suffi à protéger les bonobos de la zone : la proximité de Kinshasa, la capitale, a favorisé le développement de l’agriculture intensive et l’arrivée dans la zone de travailleurs moins sensibles au sort de ces grands singes – d’où une hausse du braconnage dans les années 1990.

Bonobo adulte
Femelle bonobo se reposant dans un arbre. L'ethnie Bateke, en RDC, a créé sa propre association de protection des bonobos. Objectif : attirer les écotouristes... et les bailleurs de fonds internationaux.
Bonobo adulte
Femelle bonobo se reposant dans un arbre. L'ethnie Bateke, en RDC, a créé sa propre association de protection des bonobos. Objectif : attirer les écotouristes... et les bailleurs de fonds internationaux.

Dernière conséquence, et non des moindres, de la cohabitation homme-grands singes sur des territoires toujours plus réduits : la transmission de maladies. « Les grands singes sont tellement proches de nous génétiquement qu’ils sont une cible privilégiée pour les maladies présentes chez l’homme… À la différence près qu’eux ne sont pas immunisés contre ces maladies et peuvent en mourir ! », rappelle Shelly Masi. Gorilles et chimpanzés sont particulièrement sensibles aux maladies respiratoires transmises par l’homme, la tuberculose notamment, et peuvent même attraper la grippe. Les braconniers qui s’enfoncent dans la forêt, les touristes venus observer les singes ou même les chercheurs peu précautionneux en sont les principaux vecteurs, même si les pratiques ont évolué ces dernières années : port du masque pour les chercheurs et les écotouristes, incitation à enfouir ses excréments dans le sol… et observation des singes à une distance minimale de 10 mètres, quel qu’en soit le motif.

Aménager la forêt

Pour contrer les menaces, la mise en place de parcs nationaux où les activités humaines sont strictement interdites a la faveur des spécialistes de la conservation. « C’est la meilleure solution pour garantir sur le long terme la stabilité des populations de grands singes », martèle Christophe Boesch. Les gorilles de montagne de la région des grands lacs africains (RDC, Rwanda, Ouganda) en sont une bonne illustration : depuis qu’ils vivent dans un espace protégé, ces grands singes médiatisés dans les années 1980 par Dian Fossey et son film Gorilles dans la brume ont vu leur effectif passer de 500 à 880 individus… Problème : si les forêts de l’Ouest africain sont pour la plupart encore vastes et peuvent supporter la multiplication de sites de ce type, ce n’est pas le cas partout. En Indonésie et en Malaisie, mais aussi au Rwanda, en Ouganda ou en Tanzanie, la pression démographique est intense et chaque hectare de terrain est disputé.

À Bornéo, il n'est pas rare de voir des orangs-outangs s'installer deux-trois jours dans les cultures de palmiers à huile.

« On ne peut pas tout miser sur les parcs nationaux. La réalité, aujourd’hui, c’est que 80 % des grands singes vivent dans des forêts non protégées, tempère Marc Ancrenaz, qui propose de réfléchir à des voies médianes pour concilier intérêts économiques des populations et protection des grands singes. Il y a vingt ans, les chercheurs étaient persuadés que les orangs-outangs ne pouvaient exister que dans les profondeurs de la forêt primaire. Aujourd’hui, on sait qu’ils ont la capacité de survivre dans des environnements dégradés… à certaines conditions. Cela permet de réfléchir à des stratégies alternatives de conservation. »

Orang Outan
Orang-Outang dans un palmier à huile.
Orang Outan
Orang-Outang dans un palmier à huile.

C’est l’une des grandes surprises de ces dernières décennies : les grands singes possèdent des capacités d’adaptation bien plus importantes que prévu et peuvent modifier leurs habitudes, alimentaires notamment, en fonction de leur environnement. À Sebitoli, les chimpanzés, des animaux réputés exclusivement diurnes, se sont ainsi mis à faire des raids nocturnes dans les champs pour tromper la surveillance des villageois. À Bornéo, lorsque les fruits de la forêt viennent à manquer, il n’est pas rare que les orangs-outangs s’installent durant deux ou trois jours dans les cultures de palmiers à huile situées en lisière de forêt et consomment les fruits de cette plante pourtant importée d’Afrique.

Des aménagements sont néanmoins nécessaires pour protéger ces primates, comme le maintien de corridors arborés dans les zones où la forêt est très morcelée afin de permettre leur circulation entre les différentes poches de forêt. Autre solution retenue par l’association Hutan, à Bornéo : les ponts de corde qui permettent aux orangs-outangs de franchir les routes sans danger. Sur un autre front, les primatologues tentent de persuader les industriels de changer leurs pratiques. « On a constaté que les forêts gérées durablement sont plus favorables à la survie des orangs-outangs, rapporte ainsi Marc Ancrenaz, qui plaide également pour que l’industrie de l’huile de palme laisse un minimum de 15 % d’arbres sur les surfaces défrichées, avec des arguments économiques très concrets : ces arbres résiduels permettent de limiter l’érosion des sols et maintiennent un taux d’humidité favorable à la croissance des palmiers.

Grâce à ces ponts de corde, les orangs-outangs peuvent se déplacer dans une forêt tropicale de plus en plus morcelée.
Grâce à ces ponts de corde, les orangs-outangs peuvent se déplacer dans une forêt tropicale de plus en plus morcelée.
 

Impliquer les populations locales

« La conservation des grands singes ne peut se faire sans la participation des populations locales, qui doivent y trouver leur intérêt, renchérit Victor Narat. Le chercheur suit de près les efforts de M’Bou Mon Tour, la seule ONG locale de protection des bonobos située à Bolobo, en territoire Bateke. « Lorsque l’association a été créée, explique-t-il, il s’agissait pour les Bateke de défendre leur environnement et leurs conditions de vie : le gibier de la forêt s’épuisait, les poissons s’y raréfiaient… Mais, dès 2001, ils ont commencé à s’intéresser aux bonobos menacés par le braconnage. Ils ont compris que ces animaux possédaient un formidable capital sympathie et pouvaient tout à la fois susciter un écotourisme lié à l’observation des singes et attirer les subsides des grands bailleurs de fonds. » Pour concilier utilisation des produits de la forêt et maintien des bonobos, les villageois ont imaginé des zones protégées où les hommes peuvent pratiquer un nombre limité d’activités : la chasse est interdite quel que soit l’animal, les brûlis sont proscrits, en revanche, la pêche est autorisée (à condition de prévenir les gardes forestiers) ainsi que le ramassage des champignons et des chenilles. « Aujourd’hui, 60 personnes ont un emploi grâce aux bonobos », ajoute le chercheur.

En République centrafricaine, les gens cultivent peu et vivent des produits de la forêt. Leur en interdire l’accès n'était pas imaginable.

D’autres modèles de conservation, mis en place notamment en République centrafricaine (RCA), prévoient l’existence de trois zones distinctes dans la forêt : une zone noyau strictement protégée, une zone tampon où les activités sont encadrées et une réserve dédiée aux populations locales qui peuvent y entrer et chasser sans limite… à l’exception bien sûr des grands singes et des autres espèces protégées. « En République centrafricaine, les gens cultivent peu et vivent presque exclusivement des produits de la forêt. Leur en interdire l’accès n’était pas imaginable », explique Shelly Masi.

Gorilles des plaines
Depuis qu'ils travaillent avec les chercheurs, les pygmées Aka de République centrafricaine ont changé de regard sur les gorilles.
Gorilles des plaines
Depuis qu'ils travaillent avec les chercheurs, les pygmées Aka de République centrafricaine ont changé de regard sur les gorilles.

Impliquer les populations locales permet en outre de changer leur regard sur les grands singes. Dans la réserve de Dzanga-Sangha, au sud de la RCA, la chercheuse et son équipe travaillent avec une trentaine de pygmées Aka, les seuls à pouvoir repérer les traces du passage des gorilles dans la forêt : « Ils participent avec nous au long travail d’habituation nécessaire pour pouvoir observer les singes sans qu’ils prennent la fuite. Alors qu’ils voyaient les gorilles comme des animaux agressifs et dangereux, on les entend maintenant s’étonner : “Ils sont comme nous, ils sont intelligents et ont chacun leur personnalité…” » La connaissance des grands singes, le premier pas vers une cohabitation (plus) harmonieuse ?

À voir, à lire :

« Sur la piste des grands singes », jusqu’au 21 mars 2016,
au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris

Les Chimpanzés des monts de la Lune,
Sabrina et Jean-Michel Krief, Belin/MNHN,
octobre 2014, 264 p., 30 €

Sur le même sujet : « Ces animaux qui se soignent tout seuls »me

Notes
  • 1. Éco-anthropologie et ethnobiologie (CNRS/MNHN/Univ. Paris Diderot).
  • 2. Éco-anthropologie et ethnobiologie (CNRS/MNHN/Univ. Paris Diderot).

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