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Espèces envahissantes : une catastrophe écologique et économique

Dossier
Paru le 06.12.2022
Espèces menacées : les scientifiques en alerte
Point de vue

Espèces envahissantes : une catastrophe écologique et économique

01.09.2021, par
Un frelon asiatique près d'une ruche d'abeilles.
Deuxième cause d'extinction d'espèces sur Terre, les invasions biologiques font également payer un lourd tribut à notre santé et à notre économie. Décryptage à l'occasion du congrès mondial de l'Union internationale pour la conservation de la nature qui se tiendra du 3 au 11 septembre à Marseille.

Qu'est-ce qui met en péril la biodiversité de la planète au point d'être la seconde cause d'extinction d'espèces après la destruction et la dégradation des habitats ? Surprise, ce n'est ni le réchauffement climatique, ni la pollution, ni la surexploitation des ressources... mais les invasions biologiques. Derrière ce terme se cachent des dizaines de milliers d'espèces en tout genre (plantes, animaux, champignons, microbes) et de tout milieu, terrestre comme aquatique, déplacées, volontairement ou non, par les activités humaines hors de leur région d'origine. Quand ils arrivent dans de nouveaux environnements, ces envahisseurs peuvent y faire des ravages, entrant en compétition avec les espèces locales pour s'approprier les ressources, devenant de redoutables prédateurs ou modifiant complètement les écosystèmes.

Un phénomène en expansion

Un exemple : l'énorme perche carnivore du Nil, introduite dans les années 1950 pour la pêche dans le lac Victoria, a en quelques décennies fait disparaître ou menacé d'extinction 200 des 300 espèces de petits poissons cichlidés du lac. Et comme en plus ces cichlidés étaient herbivores, détritivores ou insectivores, c’est l’écosystème entier qui a été bouleversé. Autre illustration : le miconia, un arbre originaire d'Amérique du Sud, apporté accidentellement sur de nombreuses îles du Pacifique dans de la terre « contaminée » et par des engins de chantier, a envahi les deux tiers de Tahiti. Formant des fourrés denses empêchant les autres plantes d'accéder à la lumière, il menace aujourd’hui près de 70 espèces endémiques de l'île française.

Le miconia, une espèce d'arbre originaire des forêts tropicales d'Amérique latine, déploie ses fourrés denses autour du lac Vaihiria à Tahiti, en Polynésie française.
Le miconia, une espèce d'arbre originaire des forêts tropicales d'Amérique latine, déploie ses fourrés denses autour du lac Vaihiria à Tahiti, en Polynésie française.

Cela fait bien longtemps que les scientifiques ont tiré la sonnette d'alarme sur la menace que représentent les invasions biologiques pour la biodiversité mondiale. Le phénomène est d'autant plus inquiétant qu'il risque de s'aggraver encore dans le futur avec l'accélération du commerce international et du tourisme, les deux principaux vecteurs de transport des espèces exotiques.
 

Seules 66 espèces exotiques envahissantes sont inscrites sur la liste des espèces préoccupantes par l'Union européenne alors qu'on estime leur présence entre 4 000 et 5 000 en Europe.

« Malheureusement, force est de reconnaître que la prise de conscience du problème par le public et les décideurs est encore très insuffisante, souligne Franck Courchamp, du laboratoire Écologie, systématique et évolution1Le cadre réglementaire et sa mise en œuvre restent trop limités pour ralentir efficacement le flux des introductions d'espèces. Par exemple, seules 66 espèces exotiques envahissantes sont inscrites sur la liste des espèces préoccupantes par l'Union européenne alors qu'on estime leur présence entre 4 000 et 5 000 en Europe ».

Ce manque de prise de conscience s'explique en partie parce que les impacts écologiques des invasions biologiques sont aussi divers que le sont les espèces envahissantes elles-mêmes et donc plus complexes à cerner que ceux du changement climatique par exemple. C'est pourquoi les chercheurs ont décidé de changer leur fusil d'épaule : ils interpellent désormais les pouvoirs publics sur les conséquences économiques, cette fois, des invasions biologiques. « C'est triste à dire mais on a plus de chance d'être écouté quand on parle d'argent et non plus d'extinctions d'espèces et de dégradation d'habitat », confie l'écologue.

Aucun domaine n'est épargné

Car c'est là l'autre effet néfaste de ces envahisseurs : ils causent de nombreux dégâts et de lourdes pertes à tout un tas de secteurs d'activité. Agriculture, tourisme, foresterie, pêcherie, immobilier... aucun domaine n'est épargné. Sans oublier qu'ils représentent aussi une menace pour notre santé. Les exemples ne manquent pas : le vers du cotonnier, présent un peu partout dans le monde, détruit au moins 87 plantes cultivées, causant la perte de 75 % de certaines récoltes.

Une fourmi de feu ouvrière (Solenopsis invicta), au Texas. Cette espèce est responsable d'une centaine de morts par an aux États-Unis.
Une fourmi de feu ouvrière (Solenopsis invicta), au Texas. Cette espèce est responsable d'une centaine de morts par an aux États-Unis.

En plus des dégâts qu'elle provoque sur les infrastructures et les réseaux électriques et de communication, la petite fourmi de feu envoie par ses terribles morsures plus de 100 000 Américains par an chez le médecin ou à l’hôpital, causant la mort de près d'une centaine d'entre eux. En France, le frelon asiatique décime les ruches des apiculteurs ; le moustique tigre qui s'est installé dans le sud de l'Hexagone a le potentiel de transmettre par sa piqûre des virus mortels, tels que ceux de la dengue, du chikungunya et Zika ; chez les plantes, l'ambroisie à feuille d'armoise provoque de nombreuses allergies par son pollen et entraîne également des pertes de rendement en envahissant les cultures.

Des milliards de dollars de dégâts

Pour prendre toute la mesure du problème et inciter les décideurs à passer à l'action, Franck Courchamp et son équipe ont décidé de chiffrer le coût financier des espèces invasives à l'échelle mondiale. Une grande première. Pendant cinq ans, les chercheurs ont collecté des milliers de coûts reportés dans des études scientifiques au sein de leur base de données Invacost. Après un travail d'analyse et de standardisation des données réalisé main dans la main entre écologues et économistes, ils ont abouti à une somme globale : entre 1970 et 2017, les invasions biologiques ont coûté à nos sociétés 1 288 milliards de dollars !

Entre 1970 et 2017, les invasions biologiques ont coûté à nos sociétés 1 288 milliards de dollars ! 

« Ce sont des montants énormes et qui ne montrent aucun signe de ralentissement du fait de la multiplication des échanges sur la planète », note le chercheur. La synthèse publiée dans Nature en mars dernier2 révèle ainsi que le coût annuel moyen a triplé tous les 10 ans pour atteindre 162,7 milliards de dollars pour la seule année 2017 – soit 20 fois les budgets combinés de l'OMS et du secrétariat de l'ONU.

Qui plus est, l'analyse ne dévoile que la partie émergée de l'iceberg, car ces coûts ont été considérablement sous-estimés. En effet, très peu d’espèces ont été étudiées et très peu de dégâts répertoriés. En France par exemple, pour laquelle l'équipe a estimé récemment le coût – entre 1,2 et 11,5 milliards d'euros en seulement 25 ans –, moins d'une centaine d'espèces envahissantes ont fait l'objet d'étude alors que près d'un millier y sont présentes.

Cartographie du coût des espèces exotiques envahissantes (EEE) dans chaque région. Les couleurs représentent la combinaison du nombre d’EEE et du coût économique total (en millions d’euros) reporté dans chaque région (France métropolitaine à gauche et Outre-mer à droite) entre 1993 et 2018.
Cartographie du coût des espèces exotiques envahissantes (EEE) dans chaque région. Les couleurs représentent la combinaison du nombre d’EEE et du coût économique total (en millions d’euros) reporté dans chaque région (France métropolitaine à gauche et Outre-mer à droite) entre 1993 et 2018.

Autre enseignement d'Invacost : les sommes consacrées à la prévention et à la surveillance des espèces envahissantes restent marginales en comparaison des coûts des dégâts engendrés. Or, en matière d'invasions biologiques, les scientifiques le savent bien : mieux vaut prévenir que guérir. Empêcher les invasions ou intervenir tôt lorsqu’elles surviennent est en effet bien plus efficace – et moins coûteux – que de lutter contre une expansion devenue inexorable. « Les mesures proactives pour empêcher les invasions doivent devenir une priorité. Et les initiatives prises dans ce sens par la Nouvelle-Zélande, l'Australie ou les États-Unis doivent devenir la norme », poursuit Franck Courchamp.

De nouvelles méthodes de surveillance

Dans ces pays particulièrement touchés par les invasions biologiques, on a mis en place des protocoles de biosécurité stricts pour intercepter à la frontière les espèces exotiques interdites avant leur introduction, et mettre en quarantaine et désinfecter les marchandises pour éliminer les passagers clandestins d'un nouveau genre – graines de plantes ou autres insectes. Autre illustration : en Nouvelle-Zélande, la détection rapide de quelques colonies de petites fourmis de feu par le public ou les autorités, à proximité des aéroports notamment, a permis à plusieurs reprises d'éradiquer l'espèce, à moindre coût.

Image hyperspectrale qui constitue un cube de données spectrales de la répartition de la mousse cactus sur l’île allemande de Sylt.
Image hyperspectrale qui constitue un cube de données spectrales de la répartition de la mousse cactus sur l’île allemande de Sylt.

Dans les laboratoires, les scientifiques tentent justement de développer de nouvelles méthodes de surveillance des espèces invasives pour les repérer le plus tôt possible. Une méthode semble particulièrement prometteuse pour surveiller les plantes envahissantes : l'imagerie hyperspectrale, qui permet d'obtenir des images dans une multitude de longueurs d'onde, du visible à l'infrarouge. Installée sur un avion, la caméra permet de détecter la signature spectrale d'une plante exotique, souvent différente des espèces locales environnantes. « L'avantage de cette méthode par rapport à l'observation sur le terrain, c'est qu'on peut cartographier rapidement de très grandes surfaces et couvrir des zones qui étaient jusqu'ici difficiles d'accès, explique Jonathan Lenoir, du laboratoire Écologie et dynamique des systèmes anthropisés3. Les campagnes test que nous avons menées en Allemagne sur l'île de Sylt ont permis d'identifier avec précision la présence de la mousse cactus, une espèce exotique envahissante en Europe. »

Mousse Cactus (Campylopus introflexus), espèce de mousses de la famille des Dicranaceae, originaire de l'hémisphère austral et devenue envahissante en Europe et en Amérique du Nord.
Mousse Cactus (Campylopus introflexus), espèce de mousses de la famille des Dicranaceae, originaire de l'hémisphère austral et devenue envahissante en Europe et en Amérique du Nord.

Autre technique pleine de promesse, déployée cette fois dans les océans : le metabarcoding, qui consiste à identifier des espèces en séquençant leur ADN. L'analyse des échantillons d'eau de mer permet de dresser l'inventaire des espèces présentes – petites ou grosses, des invertébrés comme des poissons – grâce au matériel génétique qu'elles y ont relâché. « Dans une étude récente réalisée dans douze ports de plaisance en Bretagne, nous avons identifié par cette méthode une douzaine d'espèces exotiques d'invertébrés, raconte Frédérique Viard, de l'Institut des sciences de l'évolution de Montpellier4. Les atouts de cet outil sont sa rapidité et sa fiabilité. On peut notamment différencier sans ambiguïté deux espèces proches visuellement, mais dont l'une est native et l'autre exotique  ».

Le profil des envahisseurs

Pour lutter contre les invasions biologiques, les scientifiques tentent également de mieux comprendre leur fonctionnement. Avec une question centrale : comment expliquer le succès de ces espèces dans un environnement où ils n'ont jamais vécu ? Plusieurs raisons sont avancées. La première : l'absence d'ennemis naturels (prédateurs, pathogènes, parasites...) qui en temps normal, dans leur aire d'origine, régulent leur population. Les travaux récents d'une équipe internationale, auxquels a participé Jonathan Lenoir, semblent aller dans ce sens : les chercheurs ont montré qu'en Europe, les plantes exotiques les plus envahissantes – la balsamine de l'Himalaya par exemple – sont originaires d'autres continents (Asie, Amérique), celles provenant d'autres régions du continent européen étant beaucoup moins invasives5.

Balsamine de l'Himalaya (Impatiens glandulifera) en Fleur , une plante invasive provenant d'Asie, dans la région du Lancashire, Angleterre.
Balsamine de l'Himalaya (Impatiens glandulifera) en Fleur , une plante invasive provenant d'Asie, dans la région du Lancashire, Angleterre.

Autre explication : tous ces envahisseurs sont très opportunistes. En termes de régime alimentaire d'abord, ils peuvent manger de tout – c'est notamment le cas du rat, connu pour dévaster les écosystèmes insulaires. En termes d'habitat ensuite, ils peuvent proliférer dans toutes sortes de milieux, quand bien même ceux-ci sont dégradés ou anthropisés. Et ce contrairement aux espèces locales qui sont souvent fragilisées par ces perturbations. C'est particulièrement vrai en mer, où pour certains groupes taxonomiques, les espèces exotiques représentent 30 % des espèces présentes dans les ports, contre moins de 1 % dans les habitats naturels. 

Mieux comprendre la dynamique des invasions est cruciale non seulement pour agir contre celles en cours mais aussi pour anticiper celles à venir et les limiter au maximum. Ainsi, en dressant le profil écologique et comportemental des envahisseurs actuels, les chercheurs tentent de prédire, par leur ressemblance, quelles seront les prochaines espèces envahissantes, et quelles régions du monde elles risquent d’envahir. 

L'influence du changement climatique

De son côté, Céline Bellard, du laboratoire Écologie, systématique et évolution, cherche à savoir quelles seront les conséquences du changement climatique sur les invasions.

Les événements climatiques extrêmes fragilisent les populations locales et favorisent les espèces exotiques, plus aptes à faire face à ce stress. 

« Avec l'augmentation des températures, les espèces envahissantes vont pouvoir conquérir de nouveaux territoires, explique la chercheuse. C'est déjà le cas en Europe, par exemple, où certaines espèces – le frelon asiatique ou encore le moustique tigre – remontent de plus en plus vers le nord. Qui plus est, les événements climatiques extrêmes fragilisent les populations locales et favorisent les espèces exotiques, plus aptes à faire face à ce stress. »

Grâce à des modélisations, l'écologue et son équipe ont ainsi montré que l'aire de répartition de 100 espèces parmi les plus envahissantes augmenterait de 2 à 6 % en moyenne avec le changement climatique6. Et ce, essentiellement en Europe, Amérique du Nord et Australie.

Le frelon asiatique est le plus grand prédateur des abeilles importé par mégarde par bateau. A terme, il pourrait provoquer l'extinction de l'abeille noire, espèce commune en France aujourd'hui.
Le frelon asiatique est le plus grand prédateur des abeilles importé par mégarde par bateau. A terme, il pourrait provoquer l'extinction de l'abeille noire, espèce commune en France aujourd'hui.

Des intrus aux effets parfois bénéfiques

Si les effets néfastes des espèces envahissantes sur la biodiversité, le fonctionnement des écosystèmes et notre économie ne sont plus à démontrer, bien des questions demeurent encore sur leurs impacts. « Il y a parfois des surprises quand on étudie sous toutes les facettes les interactions de ces nouveaux arrivants avec les autres espèces et leur écosystème, confie Jonathan Lenoir. Dans certains cas, il peut même y avoir des effets bénéfiques ». C'est le cas du cerisier tardif, un arbre originaire d'Amérique du Nord qui a envahi les forêts d'Europe, où il entre en compétition avec les espèces natives, notamment les hêtres et les chênes. Des observations en forêt de Compiègne suggèrent que cette espèce protégerait ces mêmes arbres contre le hanneton forestier. Les larves de cet insecte envahissant consomment les racines des hêtres et des chênes mais pas celles du cerisier tardif. En présence de ce dernier, les semis de hêtres et de chênes semblent ainsi moins impactés.

Récolte des crépidules, espèce invasive et comestible, à Cancale (Bretagne) au cours d'une pêche en 2014.
Récolte des crépidules, espèce invasive et comestible, à Cancale (Bretagne) au cours d'une pêche en 2014.

Autre exemple : la crépidule, un mollusque originaire de la côte Est des États-Unis qui a envahi l'Atlantique et la Manche. Sa prolifération peut conduire à une eutrophisation des eaux marines et menacer ainsi les autres espèces. « Mais sa présence permet aussi l'arrivée de nouvelles espèces – sa coquille servant de support à ces dernières – au point même d'augmenter localement la biodiversité », note Frédérique Viard. Qu'on le veuille ou non, ces nouveaux intrus sont devenus des acteurs à part entière de nos écosystèmes. Pour le meilleur et pour le pire. ♦

Informations 
Congrès mondial de la nature de l'UCIN, du 3 au 11 septembre, Palais des congrès de Marseille Chanot : https://www.iucncongress2020.org/fr

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Paris-Saclay/AgroParisTech.
  • 2. "High and rising economic costs of biological invasions worldwide", C. Diagne et al, Nature, n°592, p.571-576, mars 2021. DOI: 10.1038/s41586-021-03405-6
  • 3. Unité CNRS/Université de Picardie Jules Verne.
  • 4. Unité CNRS/Université de Montpellier/IRD.
  • 5. "Dimensions of invasiveness: links between local abundance, geographic range size and habitat breadth in Europe’s alien and native floras", T. S. Fristoe et al, PNAS, 118 (22), 2021. doi: 10.1073/pnas.2021173118.
  • 6. "Insights from modeling studies on how climate change affects invasive alien species geography", Bellard, C. et al, Ecology and Evolution, Vol. 8, n° 12, juin 2018, DOI 10.1002/ece3.4098

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