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Entre transparence et confidentialité, les défis du vote électronique

Entre transparence et confidentialité, les défis du vote électronique

26.04.2021, par
Les urnes transparentes garantissent la fiabilité et l'anonymat du vote, deux objectifs à atteindre pour le vote électronique (élections municipales, Metz, mars 2018).
Alors que le premier confinement a été décrété juste après le premier tour des élections municipales de 2020, la pandémie a remis en avant l’idée d’un vote électronique à distance. Spécialistes de cryptographie, Véronique Cortier et Stéphanie Delaune nous parlent de leurs recherches sur ce sujet qui soulève de nombreuses questions.

Quest-ce que le vote électronique et comment est-il utilisé dans le monde ?
Stéphanie Delaune1. On retrouve deux types de votes électroniques : lemploi de machines à voter et la possibilité de voter en ligne depuis son ordinateur. Même sils partagent certaines problématiques, ce sont deux solutions très différentes. Véronique Cortier2 et moi-même travaillons surtout sur le vote par Internet. Il y a brièvement eu des machines à voter en France, mais un moratoire datant de 2008 y a mis un grand coup de frein. Certaines sont cependant ponctuellement ressorties lors d’élections municipales.
 
Véronique Cortier. Les usages sont très variables selon les pays, et les électeurs nont généralement aucune idée de comment fonctionne la solution de vote électronique qui leur est proposée. Ainsi, les Français de l’étranger peuvent voter par Internet lors des législatives et des élections consulaires. Mais pour les élections de 2012, aucune information na été publiée sur les moyens mis en place, même si on peut en deviner quelques bribes. Lexpérience n’a d’ailleurs pas été renouvelée en 2017, la mise en place du vote par Internet pour les Français de l’étranger a été annulée quelques mois avant l’élection. Le pays pionnier reste lEstonie, où les citoyens disposent dune carte didentité électronique qui offre une bien meilleure authentification qu’avec des identifiants et des mots de passe envoyés par la poste. L’Australie sy est aussi mise il y a quelques années, avec plusieurs centaines de milliers de bulletins électroniques. La Suisse est également un pays moteur, dautant que les électeurs y sont sollicités plusieurs fois par an et sur plusieurs questions à la fois. Le vote par correspondance y est traditionnellement assez fort, doù la volonté de passer du papier au virtuel.
 

Pour voter électriquement, il faut aussi s'isoler ! À Issy-les-Moulineaux (92), les électeurs utilisent des machines à voter depuis 2007 (élections européennes, le 26 mai 2019).
Pour voter électriquement, il faut aussi s'isoler ! À Issy-les-Moulineaux (92), les électeurs utilisent des machines à voter depuis 2007 (élections européennes, le 26 mai 2019).

Comment est-ce que vous étudiez le vote électronique ?
S. D. Ses problématiques recoupent en partie celles des protocoles cryptographiques, en particulier au niveau du respect de lanonymat et de la vie privée. La recherche porte ainsi essentiellement sur le développement de techniques de vérification, ce qui donne pas mal de fil à retordre.
 

En France, le vote électronique passe par des boîtes noires : nous ne connaissons pas le système utilisé et nous n’avons pas de preuve que les serveurs ont bien reçu notre bulletin.

V. C. Il est en effet difficile de concilier fiabilité et anonymat du vote : comment sassurer que le résultat est correct, ou si la bonne personne a voté, sans dévoiler qui a voté quoi ? Nous considérons que le vote papier classique offre un excellent compromis sur ces deux propriétés, du moins pour de grandes élections nationales et que ce niveau nest pas encore atteint pour le vote électronique en France. Chez nous, le vote électronique passe par des boîtes noires : nous ne connaissons pas le système utilisé et nous n’avons même pas de preuve que les serveurs ont bien reçu notre bulletin.

S. D. Cette dualité entre anonymat et transparence complique la question. Or il faut y répondre pour que les électeurs aient confiance dans le résultat final. Dans le vote papier, lutilisation durnes transparentes ne doit rien au hasard : on voit son bulletin tomber et on retrouve tout un cérémoniel qui contribue à rassurer l’électeur.

Quels écueils sont rencontrés par les chercheurs dans le domaine ?
V. C. Pour raisonner sur quelque chose, il faut commencer par poser des définitions. Définir ce quest un vote confidentiel est ainsi moins facile qu’il ny paraît. Si par exemple quelquun est élu à lunanimité, on en déduit que tout le monde la choisi, mais ce nest pas grave de le savoir. Ou alors si toutes les personnes votent A sauf une, celle-ci connaît le choix des autres, qui ignorent par contre qui a voté B. La communauté des chercheurs na ainsi pas encore trouvé de consensus sur la définition dun vote secret. Si certaines définitions sont raisonnables, elles ne sappliquent pas à tous les systèmes de vote. Il serait alors très risqué daffirmer quun protocole est sûr quand il ne lest pas toujours, ou de sobstiner à améliorer la sécurité au-delà de ce qui est nécessaire.
 
S. D. Il y a maintenant consensus sur certaines propriétés de sécurité, par exemple sur ce qui constitue un bon protocole pour préserver des clés dauthentification. Le vote pose cependant des problèmes qui lui sont propres. Ils aboutissent à des définitions qui nont rien dabsurdes, mais qui sont limitées.

En 2018 en Thaïlande, le parti démocrate a dû reporter l'élection de son futur dirigeant à cause d'un problème de sécurité avec l'application de vote électronique.
En 2018 en Thaïlande, le parti démocrate a dû reporter l'élection de son futur dirigeant à cause d'un problème de sécurité avec l'application de vote électronique.

Comme le vote ne se réduit pas aux élections officielles, quelles sont les solutions disponibles pour les autres cas de figure ?
V. C. Jai conçu Belenios avec mes collègues du Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications, Pierrick Gaudry et Stéphane Glondu. Le logiciel a pris de lampleur avec la pandémie et est surtout utilisé par le monde académique et des associations, par exemple pour voter lors dune assemblée générale à distance. Lurne et les bulletins chiffrés y sont publics et l’électeur garde un reçu qui contient une empreinte de son vote crypté. Il peut ainsi vérifier quil a bien été pris en compte. Des outils mathématiques permettent ensuite à nimporte quel expert extérieur de vérifier que le résultat correspond bien au vote. La seule limite est que lon doit faire confiance à lordinateur de l’électeur chargé du chiffrement, car nous ne sommes pas protégés sil a été détourné à des fins malhonnêtes.
 
S. D. Les spécialistes de la cryptographie peuvent même créer leurs propres codes de vérification sils ne font pas confiance à Belenios.
 
À court terme, quelles seraient les possibilités et les limites de lutilisation du vote électronique en France ?
V. C. Le vote en ligne a été rétabli pour les Français de l’étranger en vue des élections législatives de 2022. Un prestataire a dailleurs été désigné suite à un appel doffres. Laffolement dû à la pandémie a failli aboutir à l’utilisation de machines à voter pour les prochaines élections présidentielles, mais lidée a finalement été rejetée. Peut-être quun homme politique se saisira à nouveau de la question, mais, dun point de vue scientifique, le vote électronique napporte actuellement pas le même niveau de sécurité et de transparence que daller dans un bureau de vote officiel pour mettre un bulletin dans une urne. Les Français de l’étranger, lorsqu’ils votent par correspondance, ne sont cependant pas complètement certains que leur bulletin arrive à destination et ne soit ni identifié ni modifié. Le vote par Internet fait généralement mieux dans ce cas précis. 

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Notes
  • 1. Directrice de recherche CNRS à l’Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires (Irisa – unité CNRS/Univ. Rennes 1/ENS Rennes/Insa Rennes/Univ. Bretagne Sud/Inria/IMT Atlantique – Institut Mines-Telecom)
  • 2. Directrice de recherche CNRS au Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications (Loria – CNRS/Univ. de Lorraine/Inria).
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Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.

Commentaires

4 commentaires

On parle rarement des critères d'Arrow et du coté peu démocratique du scrutin majoritaire à deux tours. Un autre point peu évoqué est la problématique des machines à dépouiller qui n'a pas du tout les problèmes de la machine à voter. Avec une machine à dépouiller transparente, qui peut être 100% mécanique, on pourrait très bien voter selon la méthode par classement de Condorcet en utilisant la méthode de Schulze pour départager les candidats en cas de cycle fermé sur le graphe. Ce mode de scrutin a déjà montré de très bon résultat bien plus respectueux des choix des votants... Posons nous les vrais questions sur notre démocratie en panne !

Concernant les machines à voter : plusieurs centaines sont utilisées en France depuis 2007. Plus d’un million d’électeurs doivent les utiliser pour voter. Toutes les élections politiques sont concernées (et pas seulement les municipales). Concernant le vote par internet : il y a eu une démonstration de fraude pour le vote par internet des français de l’étranger en 2012 (1). Une faille majeure a été repérée par l’équipe d’Alex Halderman lors du vote par internet de 2015 en Australie. La faille a été réparée pendant que se déroulaient les élections (2). Par conséquent, je me demande utiliser le terme « solution électronique » pour signifier « système de vote électronique » est bien approprié (1) Laurent Grégoire. Comment mon ordinateur a voté à ma place (et à mon insu). 27 mai 2012. (2) J. Alex Halderman, Vanessa Teague. "The New South Wales iVote System: Security Failures and Verification Flaws in a Live Online Election". Volume 9269 of the series Lecture Notes in Computer Science. Chapter "E-Voting and Identity". Editors: Rolf Haenni, Reto E. Koenig, Douglas Wikström. pp 35-53. 2015.

Selon moi un des points faible du vote électronique à l'échelon d'une élection nationale, c'est l'incapacité à décompter les votes par des moyens naturels accessibles à tous. Quand il s'agit de recompter, on vide une urne et on compte avec ses mains en présence de toutes les parties. En cas de suspicion de fraude sur un scrutin entièrement électronique, recompter voudrait dire lancer des programmes informatiques et faire confiance aux experts en informatique et cryptographie. Cette confiscation de la capacité de vérifier, aux seuls bénéfices des experts, fussent-ils des citoyens ordinaires, est pour moi impossible à concilier avec l'exigence de confiance dans le système de vote par le plus grand nombre qu'exige la démocratie.
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