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Denis Gratias, des cristaux plein les yeux

Denis Gratias, des cristaux plein les yeux

22.09.2014, par
Denis Gratias
Éminent spécialiste en science des matériaux et en cristallographie, Denis Gratias a contribué à la découverte et à la description des quasi-cristaux, qui ont fait l’objet du prix Nobel de chimie 2011. Mais s’étonne encore qu’on lui consacre un portrait…

« Un portrait de moi, vous êtes sûre ? Je ne vois vraiment pas en quoi je peux encore intéresser le journal du CNRS. » D’emblée, le cristallographe Denis Gratias, directeur de recherche au Laboratoire d’études des microstructures (LEM)1, affiche la couleur : il est d’une humilité têtue. « Il y a tant de grandes figures à mettre en lumière, poursuit-il. Vous devriez plutôt vous pencher sur les mathématiciens Alain Connes et Yves Meyer, et plein d’autres… Les grands hommes quoi ! » Denis Gratias, 65 ans, allure de gentil grand-père, voix rugueuse et ton chaleureux, se voit modeste chercheur de son domaine : les quasi-cristaux. Il est pourtant celui dont certains pensent qu’il aurait dû recevoir le prix Nobel de chimie aux côtés de Dan Shechtman en 2011.

Une intuition géniale

Voici pourquoi : en 1982, le métallurgiste Dan Shechtman, du Technion (Haïfa, Israël), étudie un alliage d’aluminium et de manganèse dans le but de renforcer les propriétés mécaniques de l’aluminium. Et surprise : ledit alliage, qui est a priori un cristal, c’est-à-dire un minéral dont les atomes sont répartis périodiquement dans l’espace, un peu à la manière d’un motif de papier peint, se comporte de façon paradoxale : lorsqu’il est traversé par une onde, en l’occurrence les rayons X ou les électrons, il diffracte, c’est-à-dire qu’il génère une succession de points lumineux bien localisés. Mais au lieu d’être de symétrie 2, 3, 4 ou 6, comme tous les autres cristaux, cette diffraction est de symétrie 5, une configuration totalement interdite par la théorie ! Shechtman a beau faire et refaire ses manipulations, les résultats s’obstinent et il ne sait comment les interpréter. À l’été 1984, il montre ses travaux au physicien John Cahn, lequel les présente peu de temps après lors d’un séminaire à Santa Barbara (Californie) devant un parterre de chercheurs estomaqués, parmi lesquels figure Denis Gratias.
 

Ce que j’aime
par-dessus tout,
c’est mettre au
point des modèles
les plus élégants
possibles. Les
corriger pour
coller à la réalité
m’intéresse déjà
un peu moins.

Fasciné par le paradoxe à résoudre, ce dernier se saisit du problème. Et trouve une partie de la solution. « L’expérience de Danny a été immédiatement reproduite avec succès par mes collègues de laboratoire, au Centre d’étude de chimie métallurgique (CECM), à Vitry. Puis, en m’appuyant sur les travaux du mathématicien Harald Bohr, le frère de Niels, le célèbre physicien, sur ce que l’on appelle la quasi-périodicité, j’ai compris que, mathématiquement, il était tout à fait possible d’obtenir une diffraction de symétrie 5, c’est-à-dire sans la périodicité classique. Nous n’avions donc pas affaire à un matériau amorphe qui se comporte comme un cristal, mais à un cristal très particulier, dont le pavage ne se répète pas à l’infini. » Les quasi-cristaux étaient nés et, avec eux, un nouveau paradigme. Quelques mois plus tard, Shechtman, Blech, Gratias et Cahn signent, dans la prestigieuse Physical Review Letter 2, un papier qui fera date.

D’où le « coup de gueule » des chercheurs Cyrille Barreteau, du CEA, et Elin Sondergard, du laboratoire Surface du verre et interfaces3, publié dans le journal Libération à la suite de l’annonce du Nobel de chimie 2011 : « Le choix de la commission du Nobel de ne récompenser que le découvreur initial des quasi-cristaux en négligeant l’apport de l’interprétation théorique pour faire émerger un nouveau paradigme propose une vision très restreinte de la conception d’avancée scientifique. »

« J’ai eu du pif, commente Denis Gratias, toujours prompt à utiliser l’argot. Mais le pif, ça ne suffit pas : je n’avais pas le modèle pour décrire ces quasi-cristaux. C’est André Katz et Michel Duneau, de l’École polytechnique, qui l’ont trouvé, alors que je séchais sur le problème depuis des mois. Je ne suis pas mathématicien, moi, je ne suis qu’un physicien d’adoption ! »

Denis Gratias est l'un des quatre co-auteurs de la publication rendant publique la découverte de Dan Shechtman.
John Werner Cahn, Denis Gratias, Ilan Blech et Dan Shechtman (Prix Nobel de chimie 2011) réunis à l’occasion du Congrès international sur les quasi-cristaux à Avignon en 1995.
Denis Gratias est l'un des quatre co-auteurs de la publication rendant publique la découverte de Dan Shechtman.
John Werner Cahn, Denis Gratias, Ilan Blech et Dan Shechtman (Prix Nobel de chimie 2011) réunis à l’occasion du Congrès international sur les quasi-cristaux à Avignon en 1995.

Après un baccalauréat brillant, il intègre l’École nationale de chimie, puis mène une thèse en mécanique quantique sur la théorie des électrons et la cristallographie, sous la direction de Michel Fayard. Il intègre ensuite le CECM et fait la connaissance du physicien Louis Michel qui, le trouvant brillant, lui offre de lui enseigner la théorie d’action de groupe au prestigieux Institut des hautes études scientifiques. Amateur des articles qu’il publie alors, John Cahn lui propose de participer au séminaire de Santa Barbara, où il rencontrera les quasi-cristaux. De retour en France, en plus de son poste au CECM, il se voit confier le cours de physique des matériaux à Polytechnique (de 1991 à 2002), et celui de mécanique quantique à l’École de chimie de Paris (de 1997 à 2006). Entre-temps, il reçoit, en 1994, la médaille d’argent du CNRS et est élu membre correspondant de l’Académie des sciences en physique. Au bout de ce parcours, un Nobel n’eut pas été incongru…

En toute modestie

« Sincèrement, je n’ai pas les habits qui vont avec le Nobel ! Il faut être sérieux pour ça. Or, moi, j’aime m’amuser. Je me suis amusé tout au long de ma carrière, et j’ai eu la chance de rencontrer des gens extraordinaires ! » Des gens (Michel Fayard, Louis Michel, John Cahn, Jacques Friedel, Yves Meyer et les autres) dont il ne manque jamais une occasion de vanter les mérites. Après la découverte des quasi-cristaux, le chercheur va passer son temps à les étudier : les reproduire, les analyser et les modéliser pour savoir « comment diable sont placés ces atomes ». Ce en compagnie de son épouse, Marianne Quinquandon, rencontrée lorsqu’elle était doctorante au CECM dans les années 1980 et avec laquelle il a eu trois enfants. « Ce que j’aime par-dessus tout, précise-t-il, c’est mettre au point des modèles les plus élégants possibles. Les corriger pour coller à la réalité m’intéresse déjà un peu moins. Je suis plus sensible à un beau modèle, même faux, qu’à un modèle laid, même juste, c’est mon côté artiste ! »

Pianiste, plus exactement. Quand il ne sonde pas l’intimité de la matière et de ses atomes périodiques, Denis Gratias joue Bach, Schubert, Beethoven et d’autres « classiques ». « La musique, l’art en général, j’y ai été sensibilisé grâce à mes parents qui étaient des acteurs de théâtre amateurs. J’ai appris à jouer du piano avec le concertiste Théodore Paraskivesco, un très grand artiste qui m’a marqué profondément et pour longtemps. » Avant d’ajouter, au bout d’un moment : « Mais je n’ai jamais bien joué »…

Sur le même sujet : notre dossier « Les mille atouts de la cristallographie »

Notes
  • 1. Unité CNRS/Onera.
  • 2. « Metallic Phase with Long-Range Orientational Order and No Translational Symmetry », D. Shechtman, I. Blech, D. Gratias and J.W. Cahn, Physical Review Letters, 1984, vol. 53 : 1951-1953.
  • 3. Unité CNRS/Saint-Gobain.

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