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Ces trésors sous-marins façonnés par le Nil

Ces trésors sous-marins façonnés par le Nil

08.09.2015, par
Delta du Nil
Situé au large du delta du Nil, le delta profond du Nil correspond à l’énorme masse de sédiments déposés en mer par le fleuve et ses ancêtres.
Canyons sous-marins, volcans de boue... Les campagnes menées ces dernières années dans le delta profond du Nil ont révélé des formations exceptionnelles. Le géologue marin Jean Mascle, coordonnateur d’un ouvrage sur le sujet, nous en dit plus sur cette structure sédimentaire sous-marine de près de 300 kilomètres d’envergure.

Qu’est-ce que le delta profond du Nil ?
Jean Mascle1 :
Le delta profond du Nil est une construction sédimentaire sous-marine créée par l’érosion de l’Afrique orientale et le transport des sédiments par le Nil. Concrètement, il s’agit d’une énorme masse de sédiments déposés en mer par le Nil et les ancêtres du Nil, probablement depuis au moins trente millions d’années. S’étendant sur plus de 300 kilomètres, d’est en ouest ainsi que du nord au sud, elle atteint par endroits une épaisseur de dix kilomètres sous une profondeur d’eau pouvant dépasser les 3 000 mètres. Elle recouvre une partie de la marge continentale de l’Afrique apparue, quant à elle, voilà près de 150 millions d’années. La région du delta profond du Nil superpose donc deux histoires : celle de la marge continentale africaine créée en bordure d’un océan qui sépara ensuite l’Afrique de l’Europe ; celle, plus récente, du Nil et de la région.

L’intérêt pour cette structure sous-marine est pourtant récent...
J. M. : Les informations concernant le delta profond du Nil ont longtemps été très parcellaires. Des navires océanographiques ont effectué quelques relevés sur la zone au cours des années 1970. Mais, avant 1998, aucune exploration systématique n’avait été réalisée dans la région. Cette année-là, une première campagne en mer (baptisée Prismed II), à bord de L’Atalante, un navire océanographique de l’Ifremer, a été organisée avec cet objectif, à mon initiative, avec l’aide de mon laboratoire. Mais nous étions loin de nous douter de ce que nous allions trouver ! L’Atalante était équipé, entre autres, d’une technologie de bathymétrieFermerMesure des profondeurs de l’océan par sondage et traitement des données correspondantes pour déterminer la configuration du fond de la mer. dite multifaisceaux qui a permis de réaliser, en un temps record, d’importantes découvertes. L’un de mes collègues est allé jusqu’à parler de la mise au jour d’une « mine d’or scientifique ».

Morphobathymetric map
Grâce à la technologie de bathymétrie multifaisceaux, les chercheurs ont approfondi leurs connaissances sur cette couche de sédiments sous-marins qui atteint par endroits plusieurs kilomètres d'épaisseur.
Morphobathymetric map
Grâce à la technologie de bathymétrie multifaisceaux, les chercheurs ont approfondi leurs connaissances sur cette couche de sédiments sous-marins qui atteint par endroits plusieurs kilomètres d'épaisseur.

Quels sont les principaux enseignements de cette campagne ?
J. M. : Le premier concerne le transport et la « remobilisation » des sédiments issus du Nil. Nos recherches ont démontré qu’une bonne part de ces derniers avaient été transportés jusqu’à leur emplacement actuel via un réseau de canyons se prolongeant par des chenaux creusés à la surface du delta profond. Ces structures, que l’on peut comparer à des lits de rivières, présentent des caractéristiques en termes notamment de profondeurs ou de largeurs qui témoignent d’événements survenus dans le passé. Par exemple, des variations du niveau de la mer. Une autre constatation est que ces empilements de sédiments sont très peu consolidés. Compte tenu des volumes dont il est question ici, on estime qu’ils pourraient glisser et générer des tsunamis à même de frapper les côtes de la périphérie de la Méditerranée orientale dont une partie est occupée par l’Égypte. Un second grand apport de ces recherches concerne la tectonique. Les observations ont  en partie montré que la partie orientale du delta sous-marin était intensément fracturée et déformée par des failles directement visibles en fond de mer. Cette déformation traduit une activité tectonique récente, voire active. Or il n’est pas si fréquent d’observer un tel phénomène sur une marge continentale réputée passive (au plan sismique).

Vous avez également découvert des « volcans de boue ». De quoi s’agit-il exactement ?
J. M. : Nos équipes ont mis en évidence de nombreux échappements de fluides en fond de mer à la surface du delta sous-marin. Pour l’essentiel du gaz et en majeure partie du méthane. Mélangées à de la boue ou à des sédiments peu compacts, ces sorties construisent des structures singulières dont le diamètre peut varier de quelques mètres à plusieurs kilomètres. Les plus importantes, qui ressemblent sur les enregistrements un peu à des « œufs au plat », sont connues sous le nom de « volcans de boue », bien qu’elles ne s’expliquent absolument pas par une remontée de magma volcanique. Les plus petites, également semi-circulaires et qui peuvent s’organiser en champs, sont appelées « pock-marks ». Ces dernières sont créées par des fluides moins canalisés que ceux ayant produits les volcans de boue.

Micro-bathymétries d'un volcan de boue
Image de micro-bathymétries d’un volcan de boue, le Chefren, situé à 3 000 mètres de profondeur.
Micro-bathymétries d'un volcan de boue
Image de micro-bathymétries d’un volcan de boue, le Chefren, situé à 3 000 mètres de profondeur.
 

Les chercheurs ont
mis en évidence
de nombreux
échappements de
fluides en fond de
mer.

Volcans de boue et pock-marks sont à la base de divers écosystèmes. Des colonies de bactéries dégradent le méthane émis en fond de mer et participent à la formation, à proximité ou en surface, des volcans de boue et des pock-marks, d’encroûtements carbonatés qui facilitent l’installation d’organismes plus évolués, comme des vers marins, des oursins ou des bivalves vivant en symbiose avec les bactéries. Précisons enfin, que l’opération Prismed II et les campagnes ultérieures  ont confirmé la présence de dépôts de sel. L’existence de gisements de sel en Méditerranée profonde est connue depuis les années 1970. Dans le cas présent, elle se manifeste sous la forme de lacs de saumure installés au fond de dépressions situées au centre des volcans de boue qui peuvent être vus comme des sortes de cratères par lesquels sont évacués les fluides, les boues et les sels dissous.

Lacs de saumurs
Ces lacs de saumure, présents sur le volcan de boue Chefren, témoignent de l’existence de gisements de sel en Méditerranée profonde.
Lacs de saumurs
Ces lacs de saumure, présents sur le volcan de boue Chefren, témoignent de l’existence de gisements de sel en Méditerranée profonde.

D’autres campagnes ont suivi…
J. M. : Il est difficile de les énumérer toutes. Disons seulement que la première phase purement française a été suivie de plusieurs autres à bord du Suroit, du Nadir et du Marion-Dufresne en 2000, en 2002 et en 2004. L’intérêt du sujet aidant, ces travaux ont ensuite pris une dimension européenne et ont mobilisé des moyens techniques de pays comme l’Allemagne et la Hollande. Entre 2003 et 2007, des campagnes ont à nouveau été conduites à bord du Pelagia (hollandais) et du Meteor (allemand) et à nouveau à bord de L’Atalante. Elles ont fait appel à des engins spéciaux tels que des véhicules sous-marins autonomes, des robots télécommandés ou des sous-marins. On peut citer le véhicule téléopéré Victor et le Nautile de l’Ifremer.

Ces travaux servent à nos collègues égyptiens qui évaluent les risques liés aux grands glissements sous-marins.

Ce que vous avez observé dans le delta profond du Nil est-il unique en son genre ?
J. M. : Les phénomènes que nous avons pu décrire et analyser ont été observés ailleurs, mais il est rare de les retrouver tous réunis dans un espace aussi réduit. Les études menées sur ce delta profond fournissent à la recherche scientifique, ainsi d’ailleurs qu’aux compagnies pétrolières, les pièces d’un puzzle qui parfois leur manquaient. Ces travaux servent également de base à nos collègues égyptiens qui évaluent les risques liés aux grands glissements sous-marins ou, à plus long terme, cherchent à améliorer la gestion du Nil. Il est, en effet, bien connu que la construction du barrage d’Assouan a fortement réduit le transport des sédiments de l’amont vers l’aval du fleuve. Cela finira sans doute un jour par poser des problèmes, car la majeure partie des sédiments sont retenus au niveau du lac Nasser.

Le delta profond du Nil a-t-il livré tous ses secrets ? Les sédiments constituent manifestement de véritables archives climatiques...
J. M. : La recherche fondamentale continue en effet. Certains de mes anciens collègues s’intéressent beaucoup en ce moment aux archives climatiques que recèlent les dépôts sédimentaires issus du Nil. Le Nil, l'un des fleuves les plus longs du monde, voit son débit, et donc l’importance de ses crues, varier en fonction des moussons qui affectent l’Éthiopie. Des événements qui ont laissé leur empreinte sous forme de dépôts spécifiques, analysables dans le delta marin. Il serait envisageable d’en retrouver les traces et de pouvoir un jour accéder à des informations, inédites et précises, corrélables à l’histoire de l’ancienne Égypte. Cette dernière n’est-elle pas, en effet, fortement liée aux variations des crues du Nil ?

À lire :
The Nile Continental Margin. A compendium compiled by Jean Mascle,
Elsevier, vol. 358, décembre 2014, 566 p.

Notes
  • 1. Ancien membre du laboratoire Geoazur (CNRS/UNS/IRD/OCA), Jean Mascle est directeur de recherche émérite au CNRS et collaborateur bénévole de l’Observatoire océanologique de Villefranche-sur-Mer (CNRS/UPMC).

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